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Lorsque j'entends dire à M. de La Harpe: Ces deux actes sont un chef-d'œuvre pour les connoisseurs, et il ne falloit rien moins pour l'emporter sur ceux de Sophocle, qui sont très-beaux; et lorsqu'ensuite le même M. de La Harpe soutient qu'Edipe n'est pas le chef-d'œuvre de son auteur, je suis fâché que ce littérateur estimable ne soit pas plus d'accord avec luimême. Comment l'ouvrage qui surpasse le chef-d'œuvre de Sophocle, ne seroit-il que le coup d'essai de Voltaire ? Cela est trop fort; et quoique M. de La Harpe soit de la meilleure foi du monde, jamais la haine n'a pu imaginer une louange aussi perfide.

M. de La Harpe s'appuie des témoignages de notre grand lyrique, Jean-Baptiste Rousseau, qui écrivit alors : Le Français de vingt-quatre ans l'a emporté en plus d'un endroit sur le grec de quatre-vingts. Sans rechercher ici les motifs secrets qui ont pu dicter ce jugement à Rousseau, on peut dire que c'est un de ces traits hasardés qui échappent dans une lettre, et qu'il faut le regarder, non pas comme un jugement réfléchi, mais comme un encouragement donné à un jeune auteur peut-être aussi ( car les auteurs ont des foiblesses secrètes que le vulgaire ne devine pas), peut-être Rousseau n'a-t-il écrit cela que parce qu'il s'est laissé séduire par la petite antithèse du français de vingt-quatre ans, et du grec de quatre-vingts.

Louis Racine fit, au contraire, une critique trèsvive de l'Edipe. Ce que M. de La Harpe lui pardonne le moins, c'est d'avoir osé blâmer ce vers, qui lui paroît admirable :

Vint, vit ce monstre affreux, l'entendit et fut roi.

Racine trouve qu'entendit n'est ni élégant, ni juste, pour signifier comprit; M. de La Harpe prétend que

cette acception est la chose la plus commune dans notre langue. Il est vrai que dans le langage commun et familier, on dit fort bien je vous entends, pour je vous comprends ; 'mais ce n'est pas une raison pour qu'on puisse dire en poésie, qu'Edipe entendit le monstre, pour signifier qu'il pénétra le sens de son énigme : d'ailleurs ce vers, que M. de La Harpe dit avoir été répété par tout le monde, et qui lui paroît d'une précision si rare, est calqué sur celui de la Bé

rénice de Racine :

Titus, pour mon malheur, vint, vous vit, et vous plut.

Si l'on en croit M. de La Harpe, il y a une grande distance entre ces deux vers, parce que le fond de celui de Voltaire est plus noble. Sans examiner s'il est trèsnoble de deviner une énigme, et d'obtenir un trône pour prix de cette sagacité, aujourd'hui si commune, il reste toujours vrai que le vers de Voltaire, différent de celui de Racine pour le fond, est le même pour la forme ; et c'est précisément cette forme qui en fait le mérite.

Ce qui me persuade qu'Edipe est le chef-d'œuvre de Voltaire, c'est qu'il n'y a, dans aucune de ses tragédies les plus vantées, deux actes aussi bien conduits, aussi bien gradués, d'un aussi grand effet que les deux derniers actes de son Edipe, qu'il a pris dans Sophocle. Aucun de ses ouvrages, réputés chefs-d'œuvre, ne présente des conceptions dramatiques aussi fortes et aussi profondes que celles qu'on admire dans la scène où le grand-prêtre accuse Œdipe, et dans la double confidence d'Edipe avec Jocaste : ce sont là des traits d'un grand maître. Voltaire eut le talent d'exposer heureusement sur notre scène ces beautés de Sophocle; il sut broder en paillettes, avec une grande

dextérité, un canevas trop simple pour nos mœurs : il jeta un riche manteau sur les épaules de cette statue antique ; il égaya de sentences et de lieux communs la mâle et noble austérité du poète grec ; et M. de La Harpe a prétendu qu'il avoit surpassé Sophocle, parce qu'il l'avoit enjolivé par des agrémens de jeune homme.

Je dois relever ici un abus trop fréquent dans les comparaisons qu'on établit entre les tragiques anciens et modernes on compte l'invention pour rien, et l'invention est du plus grand prix dans une pièce de théâtre. Un critique assure, avec autant de légèreté que de hardiesse, qu'un bel-esprit moderne a surpassé Jophocle et Euripide, parce qu'il a semé quelques fleurs dans des scènes créées par ces grands maîtres; mais ces fleurs, dont le coloris nous enchante, n'auroient été pour les Athéniens que du clinquant d'écolier.

La plus grande de toutes les injustices, c'est d'opposer au style frais et brillant d'un auteur français, la traduction pâle et décorée d'un auteur grec: c'est mettre un squelette à côté d'un corps vivant, de la plus belle carnation. L'Œdipe de Voltaire est la mieux écrite de ses tragédies; il suivoit alors les bons modèles, dont il s'est écarté depuis pour se faire une manière expéditive, plus originale et plus conforme à son humeur : il n'est que trop vrai, que dans le genre noble et grave, ce que Voltaire a fait de mieux date de sa première jeunesse, où il croyoit avoir besoin de travailler pour se faire un nom. Les succès qui stimulent et animent les autres poètes, n'ont fait que le corrompre : c'est dans Edipe et dans la Henriade, ses premiers ouvrages, qu'il faut chercher ses meilleurs vers.

G.

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XXXVIII.

CEDIPE. - Examen du style et de la tirade sur les prétres.

LA tirade sur les prêtres est toujours applaudie

dans cette pièce, autant et plus que les beautés les plus réelles; à peine laisse-t-on à l'actrice le temps d'achever ces vers :

Nos prêtres ne sont pas ce qu'un vain peuple pense,
Notre crédulité fait toute leur science.

Toute la salle retentit du plus terrible fracas. Qui croiroit que nos jeunes Français sont pénétrés d'une aussi sainte indignation contre la fourberie des prêtres païens? Rien n'est plus édifiant que ce zèle contre des imposteurs qui trompoient le peuple il y a trois mille ans. Des gens timides et scrupuleux, de vieux radoteurs, craignent que les prêtres chrétiens n'aient une grande part à cette explosion, et même qu'elle ne soit toute entière pour eux je n'en veux rien croire; car enfin, si les prêtres sont tous des fourbes, il n'en faut point avoir; et comment avoir une religion sans prêtre et sans culte?

On m'objectera qu'une religion sans culte et sans prêtre, est précisément ce qu'il y a de plus à la mode à présent; que c'est là l'élixir de cette doctrine, à qui l'on a donné, je ne sais pourquoi, le titre exclusif et spécial de philosophie; car probablement il y a d'autre philosophie que celle qui consiste à ne vouloir point de prêtre; ou bien, s'il n'y en avoit pas d'autre, ce seroit une chose bien facile

que la philosophie, et l'on seroit philosophe à peu de frais.

L'objection est spécieuse, et je pourrois bien y répondre; mais je crois qu'il sera plus amusant d'examiner si la tirade par elle-même, et toute philosophie à part, a de quoi se faire applaudir avec tant de chaleur c'est Jocaste qui parle; et il faut observer que, malgré l'épithète de devot, donnée au sexe féminin, les femmes sont très-avides de nouvelles doctrines, très - enclines à l'hérésie, et qu'elles s'érigent volontiers en docteurs hétérodoxes. Ecoutons le sermon de Jocaste contre les devins et la divination :

Un ministère saint lès attache aux autels;

Ils approchent des dieux; mais ils sont des mortels. Le prédicateur est d'abord très-modéré, et ne dit rien qui ne soit avoué de tout le monde : personne n'a jamais prétendu que les prêtres fussent des dieux : on croit seulement qu'en approchant des dieux, ils peuvent puiser dans ce commerce une force particulière, pour résister aux passions de l'humanité :

Pensez-vous qu'en effet, au gré de leur demande,
Du vol de leurs oiseaux la vérité dépende?

Il y a peu de liaison dans les idées de Jocaste : il seroit très-possible que les prêtres, sans être des dieux, fussent des prophètes, et reçussent des dieux quelques lumières sur l'avenir.

Au gré de leur demande est un hémistiche qu'on n'excuseroit pas dans le moindre rimeur, et qui n'est pas digne de Voltaire.

Que sous un fer sacré des taureaux gémissans,
Dévoilent l'avenir à leurs regards perçans.

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