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gédia après deux ou trois paroles. Pas un remerciement, pas une félicitation, pas un souvenir. Il ne lui proposa même pas un verre d'eau. Ma grand'mère pensa défaillir; elle revint à Lannion avec ma mère, fondant en larmes, soit 5 qu'elle se reprochât une erreur de son cœur de femme, soit qu'elle fût révoltée contre tant d'orgueil. Ma mère ne sut jamais si, dans le sentiment qui lui resta de ce jour, le froissement ou l'admiration l'emportèrent. Peut-être finit-elle par comprendre la sagesse profonde de ce prêtre, qui sembla lui 10 dire brusquement : Femme, qu'y a-t-il de commun entre toi et moi?" et ne voulut pas reconnaître qu'il dût lui savoir quelque gré du bien qu'elle avait fait. Les femmes admettent difficilement ce degré d'abstraction. L'œuvre se personnifie toujours pour elles en quelqu'un, et elles ont peine à trouver 15 naturel qu'on ait combattu côte à côte sans se connaître ni s'aimer.

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Ma mère, gaie, ouverte, curieuse, aimait plutôt la Révolution qu'elle ne la haïssait. A l'insu de ma bonne maman, elle écoutait les chansons patriotiques. Le Chant du Départ1 20 lui avait fait une vive impression, elle ne récitait jamais le beau vers prononcé par les mères :

De nos yeux maternels ne craignez point les larmes . .

sans que sa voix fût émue. Ces grandes et terribles scènes avaient laissé en elle une empreinte ineffaçable. Quand elle s'égarait en ces souvenirs, indissolublement liés à l'éveil de 25 sa première jeunesse, quand elle se rappelait tant d'enthousiasmes, tant de joies folles, qui alternaient avec les scènes de terreur, sa vie semblait renaître tout entière. J'ai pris d'elle

1 A famous Revolutionary song by M. J. Chénier (1764-1811). The different stanzas are supposed to be sung by "Une mère de famille," "Deux vieillards," "Un enfant," etc.

un goût invincible de la Révolution, qui me la fait aimer malgré ma raison et malgré tout le mal que j'ai dit d'elle. Je n'efface rien de ce que j'ai dit; mais, depuis que je vois l'espèce de rage avec laquelle des écrivains étrangers cherchent à prouver que la révolution française n'a été que honte, 5 folie, et qu'elle constitue un fait sans importance dans l'histoire du monde, je commence à croire que c'est peut-être ce que nous avons fait de mieux, puisqu'on en est si jaloux.1

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Un personnage singulier, qui resta longtemps pour nous une énigme, compta pour quelque chose parmi les causes qui 10 firent de moi, en somme, bien plus un fils de la Révolution qu'un fils des croisés. C'était un vieillard dont la vie, les idées, les habitudes, formaient avec celles du pays le plus singulier contraste. Je le voyais tous les jours, couvert d'un manteau râpé, aller acheter chez une petite marchande pour 15 deux sous de lait dans un vase de fer-blanc. Il était pauvre, sans être précisément dans la misère. Il ne parlait à per

1 As may be gathered from the foregoing, Renan's attitude toward the Revolution is somewhat contradictory. He declares in the first flush of youthful enthusiasm: "L'année 1789 sera dans l'histoire de l'humanité une année sainte... ... Le lieu où l'humanité s'est proclamée, le Jeu de Paume, sera un jour un temple; on y viendra comme à Jérusalem," etc. (Av. de la sc., 494.) In contrast with this we find in his later work plenty of sentences like the following: "Au fond, la Révolution française, qu'on prend toujours comme un fait général de l'histoire du monde .. est un fait très particulier à la France, un fait gaulois, si j'ose le dire, la conséquence de cette vanité qui fait que le Gaulois supporte tout, excepté l'inégalité des rangs sociaux," etc. For the whole passage cf. Matthew Arnold (Essays in Criticism, p. 11): "In spite of the crimes and follies in which it lost itself, the French Revolution derives from the force, truth, and universality of the ideas which it took for its law, a unique and still living power; it is it will probably long remain the greatest, the most animating event in history."

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sonne; mais son œil timide avait beaucoup de douceur. Les personnes que des circonstances tout à fait exceptionnelles mettaient en rapport avec lui étaient enchantées de son aménité, de son sourire, de sa haute raison.

5 Je n'ai jamais su son nom, et même je crois que personne ne le savait. Il n'était pas du pays et n'avait aucune famille. Sa paix était profonde, et la singularité de sa vie n'excitait plus que de l'étonnement; mais ce résultat, il ne l'avait pas conquis tout d'abord. Il avait fait bien des écoles.1 Un 10 temps fut où il avait eu des rapports avec les gens du pays, leur avait dit quelques-unes de ses idées; personne n'y comprit rien. Le mot système, qu'il prononça deux ou trois fois, parut drôle. On l'appela Système, et bientôt il n'eut plus d'autre nom. S'il eût continué, cela eût mal tourné, les en15 fants lui eussent jeté des pierres. En vrai sage, il se tut, ne dit plus mot à personne et eut le repos. Il sortait tous les jours pour aller acheter ses petites provisions; le soir, il se promenait dans quelque lieu retiré. Son visage était sérieux, mais non triste, plutôt aimable que malveillant. Dans la 20 suite, quand je lus la Vie de Spinoza 3 par Colerus, je vis que j'avais eu sous les yeux dans mon enfance un modèle tout semblable au saint d'Amsterdam. On le laissait tout à fait Sa résignation, sa mine

tranquille; on le respectait même. souriante, paraissaient une vision d'un autre monde. On 25 ne comprenait pas, mais on sentait en lui quelque chose de supérieur; on s'inclinait.

1 "Il a fait une école "=" Il a fait une faute de conduite" (Littré).

2 Michelet gives an account (Notre France, p. 51) of an old man nicknamed M. Système whom he saw at Tréguier-probably the same person that Renan describes, though in Michelet M. Système's chief passion is not eighteenth-century philosophy, but Celtic grammar.

3 Baruch Spinoza (1632-1677). For an estimate of his importance as a philosopher, see Renan (Nouvelles ét. d'hist, religieuse, p. 499).

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Il n'allait jamais à l'église et évitait toutes les occasions où il eût fallu manifester une foi religieuse matérielle. Le clergé le voyait de très mauvais œil; on ne parlait pas contre lui au prône, car il n'y avait pas scandale; mais, en secret, on ne prononçait son nom qu'avec épouvante. Une circonstance 5 particulière augmentait cette animosité et créait autour du vieux solitaire une sorte d'atmosphère de diaboliques ter

reurs.

Il possédait une bibliothèque très considérable, composée d'écrits du XVIIIe siècle. Toute cette grande philosophie, 10 qui en somme, a plus fait que Luther et Calvin,1 était là réunie. Le studieux vieillard la savait par cœur et vivait des petits profits que lui rapportait le prêt de ses volumes à quelque personnes qui lisaient. C'était là pour le clergé une sorte de puits de l'abîme, dont on parlait avec horreur. 15 L'interdiction de lui emprunter des livres était absolue. Le grenier de Système passait pour le réceptacle de toutes les impiétés.

Naturellement je partageais cette horreur, et c'est bien plus tard, quand mes idées philosophiques se furent assises, 20 que je songeai que j'avais eu le bonheur dans mon enfance. de voir un véritable sage. Ses idées, je les reconstruisis sans peine en rapprochant quelques mots qui m'avaient paru autrefois inintelligibles, et dont je me souvenais. Dieu était pour lui l'ordre de la nature, la raison intime des choses. 25 Il ne souffrait pas qu'on le niât. Il aimait l'humanité comme représentant la raison, et haïssait la superstition comme la négation de la raison. Sans avoir le souffle poétique que le

1 The reference is to a verse of Voltaire, the chief representative of the eighteenth-century spirit, who says of himself: "J'ai fait plus en mon temps que Luther et Calvin."

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XIXe siècle a su ajouter à ces grandes vérités, Système, j'en suis sûr, vit très haut et très loin. Il était dans le vrai. Loin de méconnaître Dieu, il avait honte pour ceux qui s'imaginent le toucher. Perdu dans une paix profonde et une sin5 cère humilité, il voyait les erreurs des hommes avec plus de pitié que de haine. Il était évident qu'il méprisait son siècle. La renaissance de la superstition, qu'il avait crue enterrée par Voltaire et Rousseau, lui semblait, dans la génération nouvelle, le signe d'un complet abêtissement.

Un matin, on le trouva mort dans sa pauvre chambre, au milieu de ses livres empilés. C'était après 1830; le maire lui fit le soir des funérailles décentes. Le clergé acheta toute sa bibliothèque à vil prix et la fit détruire. On ne découvrit dans sa commode aucun papier qui pût aider à 15 percer le mystère qui l'entourait. Seulement, dans un coin, on trouva soigneusement enveloppé un bouquet de fleurs desséchées, liées par un ruban tricolore. On crut d'abord à quelque souvenir d'amour, et plusieurs brodèrent sur ce canevas le roman de l'inconnu: mais le ruban tricolore 20 troublait une telle hypothèse. Ma mère ne croyait nullement que ce fût là l'explication véritable. Quoiqu'elle eût un respect instinctif pour Système, elle me disait toujours: "C'est un vieux terroriste. Je me figure par moments l'avoir vu en 1793. Et puis il a juste les allures et les idées 25 de M..., qui terrorisa Lannion et y tint la guillotine en permanence tant que dura Robespierre."

Il y a quinze ou vingt ans, je lus, aux faits divers d'un journal, à peu près ce qui suit:

Hier, dans une rue écartée, au fond du faubourg Saint-Jacques, 30 s'est éteint presque sans agonie un vieillard dont l'existence intriguait fort le voisinage. Il était respecté dans le quartier comme un modèle

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