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PRÉFACE

UNE des légendes les plus répandues en Bretagne est celle d'une prétendue ville d'Is, qui, à une époque inconnue, aurait été engloutie par la mer. On montre, à divers endroits de la côte, l'emplacement de cette cité fabuleuse, et les pêcheurs vous en font d'étranges récits. Les jours de tempête, assurent- 5 ils, on voit, dans le creux des vagues, le sommet des flèches de ses églises; les jours de calme, on entend monter de l'abîme le son de ses cloches, modulant l'hymne du jour. Il me semble souvent que j'ai au fond du cœur une ville d'Is qui sonne encore des cloches obstinées à convoquer aux offices 10 sacrés des fidèles qui n'entendent plus.1 Parfois je m'arrête pour prêter l'oreille à ces tremblantes vibrations, qui me paraissent venir de profondeurs infinies, comme des voix d'un autre monde. Aux approches de la vieillesse surtout, j'ai pris plaisir, pendant le repos de l'été, à recueillir ces 15 bruits lointains d'une Atlantide 2 disparue.

De là sont sortis les six morceaux qui composent ce volume. Les Souvenirs d'enfance n'ont pas la prétention de former un récit complet et suivi. Ce sont, presque sans ordre, les images qui me sont apparues et les réflexions qui me sont 20

1 For the thought see also p. 116, line 10 ff. Daudet compared Renan to a "cathédrale désaffectée."

2 The legend of the submerged continent of Atlantis first appears in Plato's Timæus.

venues à l'esprit, pendant que j'évoquais ainsi un passé vieux de cinquante ans. Goethe choisit, pour titre de ses Mémoires, Vérité et Poésie, montrant par là qu'on ne saurait faire sa propre biographie de la même manière qu'on fait celle des 5 autres. Ce qu'on dit de soi est toujours poésie. S'imaginer que les menus détails sur sa propre vie valent la peine d'être fixés, c'est donner la preuve d'une bien mesquine vanité. On écrit de telles choses pour transmettre aux autres la théorie de l'univers qu'on porte en soi. La forme de Souvenirs m'a 10 paru commode pour exprimer certaines nuances de pensée que mes autres écrits ne rendaient pas. Je ne me suis nullement proposé de fournir des renseignements par avance à ceux qui feront sur moi des notices ou des articles.

Ce qui est une qualité dans l'histoire eût été ici un défaut t; 15 tout est vrai dans ce petit volume, mais non de ce genre de vérité qui est requis pour une Biographie universelle. Bien des choses ont été mises afin qu'on sourie; si l'usage l'eût permis, j'aurais dû écrire plus d'une fois à la marge: cum grano salis. La simple discrétion me commandait des 20 réserves. Beaucoup des personnes dont je parle peuvent vivre encore; or ceux qui ne sont point familiarisés avec la publicité en ont une sorte de crainte. J'ai donc changé plusieurs noms propres. D'autres fois, au moyen d'interversions légères de temps et de lieu, j'ai dépisté toutes les iden25 tifications qu'on pourrait être tenté d'établir. L'histoire du "Broyeur de lin" est arrivée comme je la raconte. Le nom seul du manoir est de ma façon. En ce qui regarde “le bonhomme Système," j'ai reçu de M. Duportal du Goasmeur des détails nouveaux, qui ne confirment pas certaines sup30 positions que faisait ma mère sur ce qu'il y avait de mystérieux dans les allures du vieux solitaire. Je n'ai rien changé

cependant à ma rédaction première, pensant qu'il valait mieux laisser à M. Duportal le soin de publier la vérité, qu'il est seul à savoir, sur ce personnage singulier.

Ce que j'aurais surtout à excuser, si ce livre avait la moindre prétention à être de vrais mémoires, ce sont les 5 lacunes qui s'y trouvent. La personne qui a eu la plus grande influence sur ma vie, je veux dire ma sœur Henriette,1 n'y occupe presque aucune place. En septembre 1862, un an après la mort de cette précieuse amie, j'écrivis, pour le petit nombre des personnes qui l'avaient connue, un opuscule 10 consacré à son souvenir. Il n'a été tiré qu'à cent exemplaires. Ma sœur était si modeste, elle avait tant d'aversion pour le bruit du monde, que j'aurais cru la voir, de son tombeau, m'adressant des reproches, si j'avais livré ces pages au public. Quelquefois, j'ai eu l'idée de les joindre à ce volume. 15 Puis, j'ai trouvé qu'il y aurait en cela une espèce de profanation. L'opuscule sur ma sœur a été lu avec sympathie par quelques personnes animées pour elle et pour moi d'un sentiment bienveillant. Je ne dois pas exposer une mémoire qui m'est sainte aux jugements rogues qui font partie du droit 20 qu'on acquiert sur un livre en l'achetant. Il m'a semblé

qu'en insérant ces pages sur ma sœur dans un volume livré au commerce, je ferais aussi mal que si j'exposais son portrait dans un hôtel des ventes.2 Cet opuscule ne sera donc réimprimé qu'après ma mort. Peut-être pourra-t-on y 25

1 Henriette Renan, 1811-1861. Sainte-Beuve finds in her a confirmation of his rule that "les sœurs, quand elles sont égales, sont plutôt supérieures à leur frère illustre. Elles se retrouvent meilleures," etc. (Port-Royal, III. 358-360.) Brunetière, however, goes rather far when he asserts of Renan that "son caractère, sa nature d'esprit, et même son talent ont surtout été l'œuvre de sa sœur Henriette." See also p. 220, line 13.

2 "Auction-room."

joindre alors quelques lettres de mon amie, dont je ferai moi-même par avance le choix.

L'ordre naturel de ce livre, qui n'est autre que l'ordre même des périodes diverses de ma vie, amène une sorte de 5 contraste entre les récits de Bretagne et ceux du séminaire, ces derniers étant tout entiers remplis par une lutte sombre, pleine de raisonnements et d'âpre scolastique, tandis que les souvenirs de mes premières années ne présentent guère que des impressions de sensibilité enfantine, de candeur, d'inno10 cence et d'amour. Cette opposition n'a rien qui doive surprendre. Presque tous nous sommes doubles. Plus l'homme se développe par la tête, plus il rêve le pôle contraire, c'est-à-dire l'irrationnel, le repos dans la complète ignorance, la femme qui n'est que femme, l'être instinctif 15 qui n'agit que par l'impulsion d'une conscience obscure. Cette rude école de dispute, où l'esprit européen s'est engagé depuis Abélard,1 produit des moments de sécheresse, des heures d'aridité. Le cerveau brûlé par le raisonnement a soif de simplicité, comme le désert a soif d'eau pure. 20 Quand la réflexion nous a menés au dernier terme du doute, ce qu'il y a d'affirmation spontanée du bien et du beau dans la conscience féminine nous enchante et tranche pour nous la question. Voilà pourquoi la religion n'est plus maintenue dans le monde que par la femme. La femme belle et 25 vertueuse est le mirage qui peuple de lacs et d'allées de saules notre grand désert moral. La supériorité de la science moderne consiste en ce que chacun de ses progrès est un degré de plus dans l'ordre des abstractions. Nous

1 Pierre Abélard, 1079-1142. Modern rationalism may be said to be in germ in many of his utterances, e.g. "We must know before we believe." See also p. 193, line 31 and note.

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