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fille de Marzin, le menuisier de la Grand'Rue, qui, folle aussi par suppression de sentiment maternel, prenait une bûche, l'emmaillotait de chiffons, lui mettait un semblant de bonnet d'enfant, puis passait les jours à dorloter dans 5 ses bras ce poupon fictif, à le bercer, à le serrer contre son sein, à le couvrir de baisers. Quand on le mettait le soir dans un berceau à côté d'elle, elle restait tranquille jusqu'au lendemain. Il y a des instincts pour qui l'apparence suffit et qu'on endort par des fictions. La pauvre Kermelle arriva 10 ainsi à réaliser ses songes, à faire ce qu'elle rêvait. Ce

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qu'elle rêvait, c'était la vie en commun avec celui qu'elle aimait, et la vie qu'elle partageait en esprit, ce n'était pas naturellement la vie du prêtre, c'était la vie du ménage. La pauvre fille était faite pour l'union conjugale. Sa folie 15 était une sorte de folie ménagère, un instinct de ménage contrarié. Elle imaginait son paradis réalisé, se voyait tenant la maison de celui qu'elle aimait, et, comme déjà elle ne séparait plus bien ses rêves de ce qui était vrai, elle fut amenée à une incroyable aberration. Que veux-tu ! 20 ces pauvres folles prouvent par leurs égarements les saintes lois de la nature et leur inévitable fatalité.

"Ses journées se passaient à ourler du linge, à le marquer. Or, dans sa pensée, ce linge était destiné à la maison qu'elle imaginait, à ce nid en commun où elle eût passé sa 25 vie aux pieds de celui qu'elle adorait. L'hallucination allait si loin, que, ces draps, ces serviettes, elle les marquait aux initiales du vicaire; souvent même les initiales du vicaire et les siennes propres se mêlaient. Elle faisait bien ces petits travaux de femme. Son aiguille allait, allait sans cesse, et elle filait des heures délicieuses plongée dans les songes de son cœur, croyant qu'elle et lui ne faisaient qu'un. Elle

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trompait ainsi sa passion et y trouvait des moments de volupté qui la rassasiaient pour des journées.

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"Les semaines s'écoulaient de la sorte à tracer point par point les lettres du nom qu'elle aimait, à les marier aux siennes, et ce passe-temps était pour elle une grande consolation. Sa main était toujours occupée pour lui; ces linges piqués par elle lui semblaient elle-même. Ils seraient près de lui, le toucheraient, serviraient à ses usages; ils seraient elle-même près de lui. Quelle joie qu'une telle pensée ! Elle serait toujours privée de lui, c'est vrai; mais l'impossible 10 est l'impossible; elle se serait approchée de lui autant que c'était permis. Durant un an, elle savoura ainsi en imagination son pauvre petit bonheur. Seule, les yeux fixés sur son ouvrage, elle était d'un autre monde, se croyait sa femme dans la faible mesure du possible. Les heures coulaient d'un 15 mouvement lent comme son aiguille; sa pauvre imagination était soulagée. Et puis elle avait parfois quelque espérance : peut-être se laisserait-il toucher, peut-être une larme lui échapperait-elle en découvrant cette surprise, marque de tant d'amour. "Il verra comme je l'aime, il songera qu'il 20 est doux d'être ensemble." Elle se perdait ainsi durant des jours dans ses rêves, qui se terminaient d'ordinaire par des accès de complète prostration.

"Enfin le jour vint où le ménage fut complet. Qu'en faire? L'idée de le forcer à accepter un service, à être son 25 obligé en quelque chose, s'empara d'elle absolument. Elle voulait, si j'ose le dire, voler sa reconnaissance, l'amener par violence à lui savoir gré de quelque chose. Voici ce qu'elle imagina. Cela n'avait pas le sens commun, c'était cousu de fil blanc ; mais sa raison sommeillait, et depuis longtemps 30

1 " 'Palpably absurd.”

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elle ne suivait plus que les feux follets de son imagination détraquée.

"On était à l'époque des fêtes de Noël. Après la messe de minuit, le vicaire avait coutume de recevoir au presbytère le maire et les notables pour leur donner une collation. Le presbytère touchait à l'église. Outre l'entrée principale sur la place du village, il avait deux issues: l'une donnant à l'intérieur de la sacristie et mettant ainsi l'église et la cure en communication; l'autre, au fond du jardin, débouchant 10 sur les champs. Le manoir de Kermelle était à un demiquart de lieue de là. Pour épargner un détour au jeune garçon qui venait prendre les leçons du vicaire, on lui avait donné la clef de cette porte de derrière. La pauvre obsédée s'empara de cette clef pendant la messe de minuit et entra 15 dans la cure. La servante du vicaire, pour pouvoir assister à la messe, avait mis le couvert d'avance. Notre folle enleva rapidement tout le linge et le cacha dans le manoir.

"Au sortir de la messe, le vol se révéla sur-le-champ. L'émoi fut extrême. On s'étonna tout d'abord que le linge 20 seul eût disparu. Le vicaire ne voulut pas renvoyer ses hôtes sans collation. Au moment du plus vif embarras, la fille apparaît: "Ah! pour cette fois, vous accepterez nos services, monsieur le curé. Dans un quart d'heure, notre linge va être porté chez vous." Le vieux Kermelle se joi25 gnit à elle, et le vicaire laissa faire, ne se doutant pas naturellement d'un pareil raffinement de supercherie chez une créature à laquelle on n'accordait que l'esprit le plus borné. "Le lendemain, on réfléchit à ce vol singulier. Il n'y avait nulle trace d'effraction. La principale porte du pres30 bytère et celle du jardin étaient intactes, fermées comme elles devaient l'être. Quant à l'idée que la clef confiée à

Kermelle eût pu servir à l'exécution du vol, une pareille idée eût semblé extravagante; elle ne vint à personne. Restait la porte de la sacristie; il parut évident que le vol n'avait pu se faire que par là. Le sacristain avait été vu dans l'église tout le temps de l'office. La sacristine, au 5 contraire, avait fait des absences; elle avait été à l'âtre du presbytère chercher des charbons pour les encensoirs; elle avait vaqué à deux ou trois autres petits soins; le soupçon se porta donc sur elle. C'était une excellente femme, sa culpabilité paraissait souverainement invraisemblable; mais 10 que faire contre des coïncidences accablantes? On ne sortait pas de ce raisonnement: "Le voleur est entré par la porte de la sacristie; or la sacristine seule a pu passer par cette porte, et il est prouvé qu'elle y a passé en réalité; ellemême l'avoue." On cédait trop alors à l'idée qu'il était bon 15 que tout crime fût suivi d'une arrestation. Cela donnait une haute idée de la sagacité extraordinaire de la justice, de la promptitude de son coup d'œil, de la sûreté avec laquelle elle saisissait la piste d'un crime. On emmena l'innocente femme à pied entre les gendarmes. L'effet de la gendar- 20 merie, quand elle arrivait dans un village, avec ses armes luisantes et ses belles buffleteries, était immense. Tout le monde pleurait; la sacristine seule restait calme et disait à tous qu'elle était certaine que son innocence éclaterait.

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Effectivement, dès le lendemain ou le surlendemain, on 25 reconnut l'impossibilité de la supposition qu'on avait faite. Le troisième jour, les gens du village osaient à peine s'aborder, se communiquer leurs réflexions. Tous, en effet, avaient la même pensée et n'osaient se la dire. Cette pensée leur paraissait à la fois évidente et absurde: c'est que la clef 30 du broyeur de lin avait seule pu servir au vol. Le vicaire

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évitait de sortir pour n'avoir pas à exprimer un doute qui l'obsédait. Jusque-là, il n'avait pas examiné le linge que l'on avait substitué au sien. Ses yeux tombèrent par hasard sur les marques; il s'étonna, réfléchit tristement, ne se rendit pas compte du mystère des deux lettres, tant les bizarres hallucinations d'une pauvre folle étaient impossibles à deviner.

"Il était plongé dans les plus sombres pensées, quand il vit entrer le broyeur de lin, droit en sa haute taille et plus pâle 10 que la mort. Le vieillard resta debout, fondit en larmes. "C'est elle," dit-il, "oh! la malheureuse! J'aurais dû la surveiller davantage, entrer mieux dans ses pensées; mais, toujours mélancolique, elle m'échappait." Il révéla le mystère; un instant après, on rapportait au presbytère le linge 15 qui avait été volé.

"La pauvre fille, vu son peu de raison, avait espéré que l'esclandre s'apaiserait et qu'elle jouirait doucement de son petit stratagème amoureux. L'arrestation de la sacristine et l'émotion qui en fut la suite gâtèient toute son intrigue. Si 20 le sens moral n'avait pas été chez elle aussi oblitéré qu'il l'était, elle n'eût pensé qu'à délivrer la sacristine; mais elle n'y songeait guère. Elle était plongée dans une sorte de stupeur, qui n'avait rien de commun avec le remords. Ce qui l'abattait, c'était l'avortement évident de sa tentative sur 25 l'esprit du vicaire. Toute autre âme que celle d'un prêtre eût été touchée de la révélation d'un si violent amour. Celle du vicaire n'éprouva rien. Il s'interdit de penser à cet événement extraordinaire, et, dès qu'il vit clairement l'innocence de la sacristine, il dormit, dit sa messe et son 30 bréviaire avec le même calme que tous les jours.

"La maladresse qu'on avait faite en arrêtant la sacristine

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