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III

"Te souviens-tu de la petite commune de Trédarzec, dont on voyait le clocher de la tourelle de notre maison ? A moins d'un quart de lieue du village, composé alors presque uniquement de l'église, de la mairie et du presbytère, s'éle5 vait le manoir de Kermelle. C'était un manoir comme tant d'autres, une ferme soignée, d'apparence ancienne, entourée d'un long et haut mur, de belle teinte grise. On entrait dans la cour par une grande porte cintrée, surmontée d'un abri d'ardoises, à côté de laquelle se trouvait une porte plus 10 petite pour l'usage de tous les jours. Au fond de la cour était la maison, au toit aigu, au pignon tapissé de lierre. Un colombier, une tourelle, deux ou trois fenêtres bien bâties, presque comme des fenêtres d'église, indiquaient une demeure noble, un de ces vieux castels qui étaient habités 15 avant la Révolution par une classe de personnes dont il est maintenant impossible de se figurer le caractère et les

mœurs.

"Ces nobles de campagne étaient des paysans comme les autres, mais chefs des autres. Anciennement il n'y en avait 20 qu'un dans chaque paroisse: ils étaient les têtes de colonne de la population; personne ne leur contestait ce droit, et on leur rendait de grands honneurs.* Mais déjà, vers le temps de la Révolution, ils étaient devenus rares. Les paysans les tenaient pour les chefs laïques de la paroisse, comme le curé 25 était le chef ecclésiastique. Celui de Trédarzec, dont je te parle, était un beau vieillard, grand et vigoureux comme un jeune homme, à la figure franche et loyale. Il portait les

* Quels beaux chefs de Landwehr ces gens-là eussent fait! On ne remplacera pas cela.

cheveux longs relevés par un peigne, et ne les laissait tomber que le dimanche quand il allait communier. Je le vois encore (il venait souvent chez nous à Tréguier), sérieux, grave, un peu triste, car il était presque seul de son espèce. Cette petite noblesse de race avait disparu en grande partie; 5 les autres étaient venus se fixer à la ville depuis longtemps. Toute la contrée l'adorait. Il avait un banc à part à l'église; chaque dimanche, on l'y voyait assis au premier rang des fidèles, avec son ancien costume et ses gants de cérémonie, qui lui montaient presque jusqu'au coude. Au 10 moment de la communion, il prenait par le bas du choeur, dénouait ses cheveux, déposait ses gants sur une petite crédence préparée pour lui près du jubé, et traversait le choeur, seul, sans perdre une ligne de sa haute taille. Personne n'allait à la communion que quand il était de retour à sa 15 place et qu'il avait achevé de remettre ses gantelets.

"Il était très pauvre; mais il le dissimulait par devoir d'état. Ces nobles de campagne avaient autrefois certains privilèges qui les aidaient à vivre un peu différemment des paysans; tout cela s'était perdu avec le temps. Kermelle 20 était dans un grand embarras. Sa qualité de noble lui défendait de travailler aux champs; il se tenait renfermé chez lui tout le jour, et s'occupait à huis clos à une besogne qui n'exigeait pas le plein air. Quand le lin a roui,1 on lui fait subir une sorte de décortication qui ne laisse subsister que 25 la fibre textile. Ce fut le travail auquel le pauvre Kermelle crut pouvoir se livrer sans déroger. Personne ne le voyait, l'honneur professionnel était sauf; mais tout le monde le savait, et, comme alors chacun avait un sobriquet, il fut bientôt connu dans le pays sous le nom de broyeur de lin.2 30 2" Flax-crusher."

1 "Steeped."

5

Ce surnom, ainsi qu'il arrive d'ordinaire, prit la place du nom véritable, et ce fut de la sorte qu'il fut universellement désigné.

"C'était comme un patriarche vivant. Tu rirais si je te disais avec quoi le broyeur de lin suppléait à l'insuffisante rémunération de son pauvre petit travail. On croyait que, comme chef, il était dépositaire de la force de son sang, qu'il possédait éminemment les dons de sa race, et qu'il pouvait, avec sa salive et ses attouchements, la relever quand 10 elle était affaiblie. On était persuadé que, pour opérer des guérisons de cette sorte, il fallait un nombre énorme de quartiers de noblesse, et que lui seul les avait. Sa maison. était entourée, à certains jours, de gens venus de vingt lieues à la ronde. Quand un enfant marchait tardivement, avait 15 les jambes faibles, on le lui apportait. Il trempait son doigt dans sa salive, traçait des onctions sur les reins de l'enfant, que cela fortifiait. Il faisait tout cela gravement, sérieusement. Que veux-tu ! on avait la foi alors; on était si simple et si bon! Lui, pour rien au monde, il n'aurait voulu être 20 payé, et puis les gens qui venaient étaient trop pauvres pour s'acquitter en argent; on lui offrait en cadeau une douzaine d'œufs, un morceau de lard, une poignée de lin, une motte de beurre, un lot de pommes de terre, quelques fruits. Il acceptait. Les nobles des villes se moquaient de lui, mais bien à tort: il connaissait le pays; il en était l'âme et l'incarnation.

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"A l'époque de la Révolution, il émigra2 à Jersey; on ne voit pas bien pourquoi; certainement on ne lui aurait fait

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2" Took refuge." Those who left France for political reasons during the Revolution were called émigrés.

Il avait une fille
C'était une

aucun mal, mais les nobles de Tréguier lui dirent que le roi l'ordonnait, et il partit avec les autres. Il revint de bonne heure, trouva sa vieille maison, que personne n'avait voulu occuper, dans l'état où il l'avait laissée. A l'époque des indemnités,1 on essaya de lui persuader qu'il avait perdu 5 quelque chose, et il y avait plus d'une bonne raison à faire valoir. Les autres nobles étaient fâchés de le voir si pauvre, et auraient voulu le relever; cet esprit simple n'entra pas dans les raisonnements qu'on lui fit. Quand on lui demanda de déclarer ce qu'il avait perdu: “Je n'avais rien," dit-il, 10 "je n'ai pu rien perdre." On ne réussit pas à tirer de lui d'autre réponse, et il resta pauvre comme auparavant. "Sa femme mourut, je crois, à Jersey. qui était née vers l'époque de l'émigration. belle et grande fille (tu ne l'as vue que fanée); elle avait de 15 la sève de nature, un teint splendide, un sang pur et fort. Il eût fallu la marier jeune, mais c'était impossible. Ces faillis petits nobles de petite ville, qui ne sont bons à rien et qui ne valaient pas le quart du vieux noble de campagne, n'auraient pas voulu d'elle pour leurs fils. Les principes 20 empêchaient de la marier à un paysan. La pauvre fille restait ainsi suspendue comme une âme en peine: elle n'avait pas de place ici-bas. Son père était le dernier de sa race, et elle semblait jetée à plaisir sur la terre pour n'y pas trouver un coin où se caser. Elle était douce et soumise. 25 C'était un beau corps, presque sans âme. L'instinct chez elle était tout. C'eût été une mère excellente. A défaut du mariage, on eût dû la faire religieuse: la règle et les austérités l'eussent calmée; mais il est probable que le père

1 An indemnity of a billion francs was voted to the nobles in 1825 for the losses they had suffered during the Revolution.

n'était pas assez riche pour payer la dot, et sa condition ne permettait pas de la faire sœur converse.1 Pauvre fille ! jetée dans le faux, elle était condamnée à y périr.

"Elle était née droite et bonne, n'eut jamais de doute sur 5 ses devoirs; elle n'eut d'autre tort que d'avoir des veines et du sang. Aucun jeune homme du village n'aurait osé être indiscret avec elle, tant on respectait son père. Le sentiment de sa supériorité l'empêchait de se tourner vers les jeunes paysans; pour ceux-ci, elle était une demoiselle; ils 10 ne pensaient pas à elle. La pauvre fille vivait ainsi dans une solitude absolue. Il n'y avait dans la maison qu'un jeune garçon de douze ou treize ans, neveu de Kermelle, que celui-ci avait recueilli, et auquel le vicaire, digne homme s'il en fût, apprenait ce qu'il savait le latin.

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"L'église restait la seule diversion de la pauvre enfant. Elle était pieuse par nature, quoique trop peu intelligente pour rien comprendre aux mystères de notre religion. Le vicaire, un bon prêtre, très attaché à ses devoirs, avait pour le broyeur de lin le respect qu'il devait; les heures que lui 20 laissaient son bréviaire et les soins de son ministère, il les passait chez ce dernier. Il faisait l'éducation du jeune neveu; pour la fille, il avait ces manières réservées qu'ont nos ecclésiastiques bretons avec les "personnes du sexe,” comme ils disent. Il la saluait, lui demandait de ses nou25 velles, mais ne causait jamais avec elle, si ce n'est de choses insignifiantes. La malheureuse s'éprenait de lui de plus en plus. Le vicaire était la seule personne de son rang qu'elle vît, s'il est permis de parler de la sorte. Ce jeune prêtre était avec cela une personne très attrayante. A la pudeur 30 exquise que respirait tout son extérieur se joignait un air

1 "
"Lay-sister."

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