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IV

LE SÉMINAIRE D'ISSY

I

Le petit séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet n'avait point d'année de philosophie, la philosophie étant, d'après la division des études ecclésiastiques, réservée pour le grand séminaire. Après avoir terminé mes études 5 classiques dans la maison dirigée si brillamment par M. Dupanloup, je passai donc, avec les élèves de ma classe, au grand séminaire, destiné à l'enseignement plus spécialement ecclésiastique. Le grand séminaire du diocèse de Paris, c'est le séminaire Saint-Sulpice, composé 10 lui-même en quelque sorte de deux maisons, celle de Paris et la succursale d'Issy, où l'on fait les deux années de philosophie. Ces deux séminaires n'en font, à proprement parler, qu'un seul. L'un est la suite de l'autre ; tous deux se réunissent en certaines circonstances; la congrégation qui 15 fournit les maîtres est la même. L'institut de Saint-Sulpice a exercé sur moi une telle influence et a si complètement décidé de la direction de ma vie, que je suis obligé d'enesquisser rapidement l'histoire, d'en exposer les principes et l'esprit, pour montrer en quoi cet esprit est resté la loi la plus 20 profonde de tout mon développement intellectuel et moral.

Saint-Sulpice doit son origine à un homme dont le nom n'est point arrivé à la grande célébrité; car la célébrité va rarement chercher ceux qui ont fait profession de fuir la

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gloire et dont la qualité dominante a été la modestie. JeanJacques Olier, issu d'une famille qui a donné à l'État un grand nombre de serviteurs capables, fut le contemporain et le coopérateur de Vincent de Paul, de Bérulle, d'Adrien de Bourdoise, du Père Eudes, de Charles de Gondren, de ces 5 fondateurs de congrégations ayant pour objet la réforme de l'éducation ecclésiastique, qui ont eu un rôle si considérable dans la préparation du xvire siècle. Rien n'égale l'abaissement des mœurs cléricales sous Henri IV1 et dans les commencements de Louis XIII. Le fanatisme de la Ligue,3 loin de servir à la règle des mœurs, avait beaucoup contribué au relâchement. On s'était tout permis, parce qu'on avait manié l'escopette et porté le mousquet pour la bonne cause. La verve gauloise du temps de Henri IV était peu favorable à la mysticité. Tout n'était pas mauvais dans la 15 franche gaieté rabelaisienne qui, à cette époque, n'était pas tenue pour incompatible avec l'état ecclésiastique. A beaucoup d'égards, nous préférons la piété amusante et spirituelle de Pierre Camus, l'ami de François de Sales,3 à la tenue raide et guindée qui est devenue plus tard la règle du clergé 20 français et a fait de lui une sorte d'armée noire à part du monde et en guerre avec lui. Mais il est certain que, vers 1640, l'éducation du clergé n'était pas au niveau de l'esprit de règle et de mesure qui devenait de plus en plus la loi du

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1 1553-1610; king from 1589.

2 1601-1643; king from 1610.

8 Organized under the auspices of the Guises against the Protestants (1576-1593).

4 1582-1653. Bishop of Belley. An author of pious novels, but best known by the work mentioned on p. 175, line 15, L'Esprit de Saint François de Sales. 5 See p. 175, note 6.

6 The reform of Malherbe (1555-1628) and the founding of the Academy (1635) were also expressions of this spirit of "rule and measure." The

siècle. Des côtés les plus divers on appelait la réforme. François de Sales avouait n'avoir pas réussi dans cette tâche. Il disait à Bourdoise: "Après avoir travaillé pendant dixsept ans à former seulement trois prêtres tels que je les 5 souhaitais pour m'aider à réformer le clergé de mon diocèse, je n'ai réussi à en former qu'un et demi." Alors apparaissent les hommes d'une piété grave et raisonnable que je nommais tout à l'heure. Par des congrégations d'un type nouveau, distinct des anciennes règles monacales et imité 10 en quelques points des jésuites, ils créent le séminaire, c'està-dire la pépinière soigneusement murée où se forment les jeunes clercs. La transformation fut profonde. De l'école de ces grands maîtres de la vie spirituelle sort ce clergé d'une physionomie si particulière, le plus discipliné, le plus 15 régulier, le plus national, même le plus instruit des clergés, qui remplit la seconde moitié du xvire siècle, tout le xvii, et dont les derniers représentants ont disparu il y a une quarantaine d'années. Parallèlement à ces efforts d'une piété orthodoxe se dresse Port-Royal, très supérieur à SaintSulpice, à Saint-Lazare, à la Doctrine chrétienne et même à l'Oratoire, pour la fermeté de la raison et le talent d'écrire, mais à qui manque la plus essentielle des vertus catholiques, la docilité. Port-Royal, comme le protestantisme, eut le dernier des malheurs. Il déplut à la majorité, fut toujours 25 de l'opposition. Quand on a excité l'antipathie de son pays, on est trop souvent amené à prendre son pays en antipathie. Deux fois malheur au persécuté! car, outre la souffrance qui lui est infligée, la persécution l'atteint dans sa

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Hôtel de Rambouillet (1610) was likewise intended in part as a protest against the license of tone prevailing at the court of Henry IV. (le roi vertgalant).

personne morale; presque toujours la persécution fausse l'esprit et rétrécit le cœur.

Olier, dans ce groupe de réformateurs catholiques, présente un caractère à part. Sa mysticité est d'un genre qui lui appartient; son Catéchisme chrétien pour la vie inté- 5 rieure, qu'on ne lit plus guère hors de Saint-Sulpice, est un livre des plus extraordinaires, plein de poésie et de philosophie sombre, flottant sans cesse de Louis de Léon1 à Spinoza. Olier conçoit comme l'idéal de la vie du chrétien ce qu'il appelle "l'état de mort.”

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Qu'est-ce que l'état de mort ? C'est un état où le cœur ne peut être ému en son fond, et, quoique le monde lui montre ses beautés, ses honneurs, ses richesses, c'est tout de même comme s'il les offrait à un mort, qui demeure sans mouvement et sans désirs, insensible à tout ce qui se présente.... Le mort peut bien être agité au dehors et rece- 15 voir quelque mouvement dans son corps; mais cette agitation est extérieure; elle ne procède pas du dedans, qui est sans vie, sans vigueur et sans force. Ainsi une âme qui est morte intérieurement peut bien recevoir des attaques des choses extérieures et être ébranlée au dehors, mais au dedans de soi elle demeure morte et sans mouvement pour 20 tout ce qui se présente.

Héros de l'humilité chrétienne, Olier croit bien faire en bafouant la nature humaine, en la traînant dans la boue. Il avait des visions, des faveurs intérieures dont on possède à Saint-Sulpice le cahier autographe, écrit pour son directeur. 25 Il s'interrompt de temps en temps par des réflexions comme celle-ci: "Mon courage est parfois tout abattu en voyant les impertinences que j'écris. Elles me semblent être de grandes pertes de temps pour mon cher directeur, que j'ai

1 1527-1591. Spanish poet and mystic, professor at the University of Salamanca.

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crainte d'amuser. Je plains les heures qu'il doit employer à les lire, et il me semble qu'il devrait me faire cesser d'écrire ces niaiseries et ces impertinences tout à fait insupportables."

Mais, chez Olier, comme chez presque tous les mystiques, à côté du rêveur bizarre, il y avait le puissant organisateur. Engagé jeune dans l'état ecclésiastique, il fut nommé, par l'influence de sa famille, curé de la paroisse de Saint-Sulpice, qui était alors une dépendance de l'abbaye de Saint-Germain 10 des Prés. Sa piété tendre et susceptible s'offusqua d'une foule de choses qui, jusque-là, avaient paru innocentes, par exemple d'un cabaret qui s'était établi dans les charniers de l'église et où les chantres buvaient. Il rêva un clergé à son image, pieux, zélé, attaché à ses fonctions. Beaucoup d'au15 tres saints personnages travaillaient au même but; mais la façon dont Olier s'y prit fut tout à fait originale. Seul, Adrien de Bourdoise comprit comme lui la réforme ecclésiastique. L'idée vraiment neuve de ces deux fondateurs fut de chercher à procurer l'amélioration du clergé séculier 20 au moyen d'instituts de prêtres mêlés au monde et joignant le ministère des paroisses au soin d'élever les jeunes clercs.

Olier et Bourdoise, en effet, tout en devenant réformateurs et chefs de congrégations, restèrent curés l'un de SaintSulpice, l'autre de Saint-Nicolas du Chardonnet. Ce fut la 25 cure qui engendra le séminaire. Ces saints personnages réunirent leurs prêtres en communautés, et ces communautés devinrent des écoles de cléricature, des espèces de pensions où se formèrent à la piété les jeunes gens qui se préparaient à l'état ecclésiastique. Une circonstance rendait de telles créations faciles et sans danger pour l'État, c'est qu'elles n'avaient pas de professorat intérieur.

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