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faire plaisir. Ma nullité avec les gens du monde dépasse toute imagination. Je m'embarque, je m'embrouille, je patauge, je m'égare en un tissu d'inepties. Voué par une sorte de parti pris à une politesse exagérée, une politesse de prêtre, 5 je cherche trop à savoir ce que mon interlocuteur a envie qu'on lui dise. Mon attention, quand je suis avec quelqu'un, est de deviner ses idées et, par excès de déférence, de les lui servir anticipées. Cela se rattache à la supposition que très peu d'hommes sont assez détachés de leurs propres 10 idées pour qu'on ne les blesse pas en leur disant autre chose que ce qu'ils pensent. Je ne m'exprime librement qu'avec les gens que je sais dégagés de toute opinion et placés au point de vue d'une bienveillante ironie universelle. Quant à ma correspondance, ce sera ma honte après ma 15 mort, si on la publie. Écrire une lettre est pour moi une torture. Je comprends qu'on fasse le virtuose1 devant dix comme devant dix mille personnes; mais devant une personne ! . . Avant d'écrire, j'hésite, je réfléchis, je fais un plan pour un chiffon 2 de quatre pages; souvent je m'endors. 20 Il n'y a qu'à regarder ces lettres lourdement contournées, inégalement tordues par l'ennui, pour voir que tout cela a été composé dans la torpeur d'une demi-somnolence. Quand je relis ce que j'ai écrit, je m'aperçois que le morceau est très faible, que j'y ai mis une foule de choses 25 dont je ne suis pas sûr. Par désespoir, je ferme la lettre, avec le sentiment de mettre à la poste quelque chose de pitoyable.

En somme, dans tous mes défauts actuels, je retrouve les défauts du petit séminariste de Tréguier. J'étais né prêtre

1 " Make a display of one's skill.”

2 "Scrawl."

a priori, comme tant d'autres naissent militaires, magistrats. Le seul fait que je réussissais dans mes classes était un indice. A quoi bon si bien apprendre le latin, sinon pour l'Église? Un paysan, voyant un jour mes dictionnaires: "Ce sont là, sans doute, me dit-il, les livres qu'on étudie quand on doit 5 être prêtre." Effectivement, au collège, tous ceux qui apprenaient quelque chose se destinaient à l'état ecclésiastique. La prêtrise égalait celui qui en était revêtu à un noble. "Quand vous rencontrez un noble, entendais-je dire, vous le saluez, car il représente le roi; quand vous 10 rencontrez un prêtre vous le saluez, car il représente Dieu." Faire un prêtre était l'œuvre par excellence; les vieilles filles qui avaient quelque bien n'imaginaient pas de meilleur emploi de leur petite fortune que d'entretenir au collège un jeune paysan pauvre et laborieux. Ce prêtre était ensuite 15 leur gloire, leur enfant, leur honneur. Elles le suivaient dans sa carrière, et veillaient sur ses mœurs avec une sorte de soin jaloux.

La prêtrise était donc la conséquence de mon assiduité à l'étude. Avec cela, j'étais sédentaire, impropre par ma fai- 20 blesse musculaire à tous les exercices du corps. J'avais un oncle voltairien,1 le meilleur des hommes, qui voyait cela de mauvais œil. Il était horloger, et m'envisageait comme devant être le continuateur de son état. Mes succès le désolaient; car il sentait bien que tout ce latin contreminait 25 sourdement ses projets et allait faire de moi une colonne de l'Église, qu'il n'aimait pas. Il ne manquait jamais l'occasion de placer devant moi son mot favori: "Un âne chargé de latin!" Plus tard, lors de la publication de mes premiers écrits, il triompha. Je me reproche quelquefois d'avoir 30

1 Here simply "free-thinking."

5

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contribué au triomphe de M. Homais1 sur son curé. Que voulez-vous? c'est M. Homais qui a raison. Sans M. Homais, nous serions tous brûlés vifs. Mais, je le répète, quand on s'est donné bien du mal pour trouver la vérité, il en coûte d'avouer que ce sont les frivoles, ceux qui sont bien résolus à ne lire jamais saint Augustin" ou saint Thomas d'Aquin,3 qui sont les vrais sages. Gavroche et M. Homais arrivant d'emblée et avec si peu de peine au dernier mot de la philosophie! c'est bien dur à penser.

Mon jeune compatriote et ami, M. Quellien, poète breton d'une verve si originale, le seul homme de notre temps chez lequel j'aie trouvé la faculté de créer des mythes, a rendu ce tour de ma destinée par une fiction très ingénieuse. Il prétend que mon âme habitera, après ma mort, sous la forme 15 d'une mouette blanche, autour de l'église ruinée de SaintMichel, vieille masure frappée par la foudre, qui domine Tréguier. L'oiseau volera toutes les nuits avec des cris plaintifs autour de la porte et des fenêtres barricadées, cherchant à pénétrer dans le sanctuaire, mais ignorant l'entrée 20 secrète; et ainsi, durant toute l'éternité, sur cette colline, ma pauvre âme gémira d'un gémissement sans fin. -"C'est l'âme d'un prêtre qui veut dire sa messe," murmurera le paysan qui passe. "Il ne trouvera jamais d'enfant pour la lui servir," répliquera un autre. Effectivement, voilà ce

1 A free-thinking apothecary in Flaubert's Madame Bovary, who has become the type of the Philistine and shallow rationalist.

2 Saint Augustine, Bishop of Hippo (354-430), perhaps the greatest of the church fathers, and at the same time one of those who did the most to introduce the spirit of persecution and vain theological subtlety into early Christianity.

3 Saint Thomas Aquinas (? 1225-1274), the "angelical doctor"; his Summa Theologiæ is still the basis of Catholic doctrinal teaching.

4 See p. 104, note 2.

que je suis un prêtre manqué. Quellien a très bien compris ce qui fera toujours défaut à mon Église, c'est l'enfant de chœur. Ma vie est comme une messe sur laquelle pèse un sort, un éternel Introïbo ad altare Dei, et personne pour répondre Ad Deum qui latificat juventutem meam.1 Ma 5 messe n'aura pas de servant. Faute de mieux, je me la réponds à moi-même; mais ce n'est pas la même chose.

Ainsi tout me prédestinait à une modeste carrière ecclésiastique en Bretagne. J'eusse été un très bon prêtre, indulgent, paternel, charitable, sans reproche en mes mœurs. 10 J'aurais été en prêtre ce que j'ai été en père de famille, très aimé de mes ouailles, aussi peu gênant que possible dans l'exercice de mon autorité. Certains défauts que j'ai fussent devenus des qualités. Certaines erreurs que je professe eussent été le fait d'un homme qui a l'esprit de son état. 15 J'aurais supprimé quelques verrues, que je n'ai pas pris la peine, n'étant que laïque, d'extirper sérieusement, mais qu'il n'eût dépendu que de moi d'arracher.

Ma carrière eût été celle-ci : à vingt-deux ans, professeur au collège de Tréguier; vers cinquante ans, chanoine, peut- 20 être grand vicaire à Saint-Brieuc, homme très consciencieux, très estimé, bon et sûr directeur. Médiocrement partisan des dogmes nouveaux, j'aurais poussé la hardiesse jusqu'à dire, comme beaucoup de bons ecclésiastiques, après le concile du Vatican : 2 Posui custodiam ori meo.3 Mon anti- 25

1" Then will I go unto the altar of God, unto God my exceeding joy."— Psal. xliii. 4.

2 The ecumenical council held at Rome (1869-1870) which decreed the infallibility of the Pope. This was a decisive triumph for the ultramontane party and drove out of the church a number of those opposed to papal centralization. See p. 191, note.

3" I will keep my mouth with a bridle."- Psal. xxxix. I.

pathie pour les jésuites se fût exprimée en ne parlant jamais d'eux; un fond de gallicanisme1 mitigé se fût dissimulé sous le couvert d'une profonde connaissance du droit canonique.

Un incident extérieur vint changer tout cela. De la 5 petite ville la plus obscure de la province la plus perdue, je fus jeté, sans préparation, dans le milieu parisien le plus vivant. Le monde me fut révélé; mon être se dédoubla; le Gascon prit le dessus sur le Breton; plus de custodia oris mei; adieu le cadenas que j'aurais sans cela mis à ma 10 bouche ! Pour le fond, je restai le même. Mais, ô ciel ! combien les applications furent changées ! J'avais vécu jusque-là dans un hypogée, éclairé de lampes fumeuses; maintenant, le soleil et la lumière allaient m'être montrés.

II

Vers le mois d'avril 1838, M. de Talleyrand,2 en son 15 hôtel de la rue Saint-Florentin, sentant sa fin approcher, crut devoir aux conventions humaines un dernier mensonge et résolut de se réconcilier, pour les apparences, avec une Église dont la vérité, une fois reconnue par lui, le convainquait de sacrilège et d'opprobre. Il fallait, pour cette déli20 cate opération, non un prêtre sérieux de la vieille école gallicane, qui aurait pu avoir l'idée de rétractations motivées, de réparations, de pénitence, non un jeune ultramontain de la nouvelle école, qui eût tout d'abord inspiré au vieillard une complète antipathie; il fallait un prêtre mondain, lettré,

1 By its loss of property and privileges at the time of the Revolution (see p. 75, note 1) the French clergy became much more directly dependent on the government and on Rome. It was fatally weakened in its attempt to maintain its local autonomy or "Gallican" liberties and a great impulse was given to "ultramontanism," the doctrine that would extend to the utmost the power of the Pope. 2 1754-1838. See also p. 186, line 10.

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