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croient de bonne foi qu'il y a une belle nature subsistante, qu'elle est, qu'on la voit quand on veut, et qu'il n'y a qu'à la copier. Si vous leur disiez que c'est un être tout à fait idéal, ils ouvriraient de grands yeux, ou ils vous riraient au nez; et ces derniers seraient peut-être des artistes plus imbéciles que les premiers, en ce qu'ils n'entendraient pas davantage qu'eux, et qu'ils feraient les entendus.

Dussiez-vous, mon ami, me comparer à ces chiens de chasse mal disciplinés, qui courent indistinctement tout le gibier qui se lève devant eux; puisque le propos en est jeté, il faut que je le suive et que je me mette aux prises avec un de nos artistes les plus éclairés. Que cet artiste ironique hoche du nez quand je me mêlerai du technique de son métier, à la bonne heure mais s'il me contredit, quand il s'agira de l'idéal de son art, il pourrait bien me donner ma revanche. Je demanderai donc à cet artiste : « Si vous aviez choisi pour modèle la plus belle femme que vous connussiez, et que vous eussiez rendu avec le plus grand scrupule tous les charmes de son visage, croiriezvous avoir représenté la beauté? Si vous me répondez que oui, le dernier de vos élèves vous démentira, et vous dira que vous avez fait un portrait. Mais s'il y a un portrait du visage, il y a un portrait de l'œil, il y a un portrait du cou, de la gorge, du ventre, du pied, de la main, de l'orteil, de l'ongle: car, qu'est-ce qu'un portrait, sinon la représentation d'un être quelconque individuel? Et si vous ne reconnaissez pas aussi promptement, aussi sûrement, à des caractères aussi certains, l'ongle portrait que le visage portrait, ce n'est pas que la chose ne soit, c'est que vous l'avez moins étudiée; c'est qu'elle offre moins d'étendue; c'est que ses caractères d'individualité sont plus petits, plus légers et plus fugitifs. Mais vous m'en imposez, vous vous en imposez à vous-même, et vous en savez plus que vous ne dites. Vous avez senti la différence de l'idée générale et de la chose individuelle jusque dans les moindres parties, puisque vous n'oseriez pas m'assurer, depuis le moment où vous prîtes le pinceau jusqu'à ce jour, de vous être assujetti à l'imitation rigoureuse d'un cheveu. Vous y avez ajouté, vous en avez supprimé; sans quoi vous n'eussiez pas fait une image première, une copie de la vérité, mais un portrait ou une copie de copie, φαντάσματος, οὐκ ἀληθείας, le fantôme et non la chose; et vous

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n'auriez été qu'au troisième rang, puisqu'entre la vérité et votre ouvrage, il y aurait eu la vérité ou le prototype, son fantôme subsistant qui vous sert de modèle, et la copie que vous faites de cette ombre mal terminée de ce fantôme. Votre ligne n'eût pas été la véritable ligne, la ligne de beauté, la ligne idéale, mais une ligne quelconque altérée, déformée, portraitique, individuelle; et Phidias aurait dit de vous: Tpítos ÉGTI άnò TÕS καλῆς γυναικὸς καὶ ἀληθείας, vous n' êtes qu' au troisième rang après la belle femme et la beauté; et il aurait dit vrai : il y a entre la vérité et son image, la belle femme individuelle qu'il a choisie pour modèle. Mais, me dira l'artiste qui réfléchit avant que de contredire, où est donc le vrai modèle, s'il n'existe ni en tout ni en partie dans la nature; et si l'on peut dire de la plus petite et du meilleur choix, φαντάσματος, οὐκ ἀληOɛixç?» A cela, je répliquerai : « Et quand je ne pourrais pas vous l'apprendre, en auriez-vous moins senti la vérité de ce que je vous ai dit? En serait-il moins vrai que pour un œil microscopique, l'imitation rigoureuse d'un ongle, d'un cheveu, ne fût un portrait? Mais je vais vous montrer que vous avez cet œil, et que vous vous en servez sans cesse. Ne convenez-vous pas que tout être, surtout animé, a ses fonctions, ses passions déterminées dans la vie; et qu'avec l'exercice et le temps, ces fonctions ont dû répandre sur toute son organisation une altération si marquée quelquefois, qu'elle ferait deviner la fonction? Ne convenez-vous pas que cette altération n'affecte pas seulement la masse générale; mais qu'il est impossible qu'elle affecte la masse générale, sans affecter chaque partie prise séparément? Ne convenez-vous pas que, quand vous avez rendu fidèlement, et l'altération propre à la masse, et l'altération conséquente de chacune de ses parties, vous avez fait le portrait? Il y a donc une chose qui n'est pas celle que vous avez peinte, et une chose que vous avez peinte qui est entre le modèle premier et votre copie. Mais où est le modèle premier?

Un moment, de grâce, et nous y viendrons peut-être. Ne convenez-vous pas encore que les parties molles intérieures de l'animal, les premières développées, disposent de la forme des parties dures? Ne convenez-vous pas que cette influence est générale sur tout le système? Ne convenez-vous pas qu'indépendamment des fonctions journalières et habituelles qui

auraient bientôt gâté ce que Nature aurait supérieurement fait, il est impossible d'imaginer, entre tant de causes qui agissent et réagissent dans la formation, le développement, l'accroissement d'une machine aussi compliquée, un équilibre si rigoureux et si continu, que rien n'eût péché d'aucun côté, ni par excès, ni par défaut? Convenez que, si vous n'êtes pas frappé de ces observations, c'est que vous n'avez pas la première teinture d'anatomie, de physiologie, la première notion de la nature. Convenez du moins que, sur cette multitude de têtes dont les allées de nos jardins fourmillent un beau jour, vous n'en trouverez pas une dont un des profils ressemble à l'autre profil; pas une dont un des côtés de la bouche ne diffère sensiblement de l'autre côté; pas une qui, vue dans un miroir concave, ait un seul point pareil à un autre point. Convenez qu'il parlait en grand artiste et en homme de sens, ce Vernet, lorsqu'il disait aux élèves de l'école occupés de la caricature: « Oui, ces plis sont « grands, larges et beaux; mais songez que vous ne les reverrez « plus. » Convenez donc qu'il n'y a et qu'il ne peut y avoir ni un animal entier subsistant, ni aucune partie de l'animal subsistant que vous puissiez prendre à la rigueur pour modèle premier. Convenez donc que ce modèle est purement idéal, et qu'il n'est emprunté directement d'aucune image individuelle de Nature, dont la copie scrupuleuse vous soit restée dans l'imagination, et que vous puissiez appeler derechef, arrêter sous vos yeux et recopier servilement, à moins que vous ne veuillez vous faire portraitiste. Convenez donc que, quand vous faites beau, vous ne faites rien de ce qui est, rien même de ce qui peut être. Convenez donc que la différence du portraitiste et de vous, homme de génie, consiste essentiellement en ce que le portraitiste rend fidèlement Nature comme elle est, et se fixe par goût au troisième rang; et que vous qui cherchez la vérité, le premier modèle, votre effort continu est de vous élever au second. Vous m'embarrassez; mais tout cela n'est que de la méta

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sique? Est-ce que cette métaphysique, qui a pour objet la nature, la belle nature, la vérité, le premier modèle auquel tu te conformes sous peine de n'être qu'un portraitiste, n'est pas la plus sublime métaphysique? Laisse là ce reproche que les sots, qui ne pensent point, font aux hommes profonds qui pensent.

Tenez, sans m'alambiquer tant l'esprit, quand je veux faire une statue de belle femme, j'en fais déshabiller un grand nombre; toutes m'offrent de belles parties et des parties difformes; je prends de chacune ce qu'elles ont de beau.

-Et à quoi le reconnais-tu?

- Mais à la conformité avec l'antique, que j'ai beaucoup étudié. Et si l'antique n'était pas, comment t'y prendrais-tu ? Tu ne me réponds pas. Écoute-moi donc, car je vais tâcher de t'expliquer comment les Anciens, qui n'avaient pas d'antiques, s'y sont pris; comment tu es devenu ce que tu es, et la raison d'une routine bonne ou mauvaise que tu suis sans en avoir jamais recherché l'origine. Si ce que je te disais tout à l'heure est vrai, le modèle le plus beau, le plus parfait d'un homme ou d'une femme, serait un homme ou une femme supérieurement propre à toutes les fonctions de la vie, et parvenu à l'âge du plus entier développement, sans en avoir exercé aucune. Mais comme la nature ne nous montre nulle part ce modèle, ni total ni partiel; comme elle produit tous ses ouvrages viciés; comme les plus parfaits qui sortent de son ateltier ont été assujettis à des conditions, des fonctions, des besoins qui les ont encore déformés; comme, par la seule nécessité sauvage de se conserver et de se reproduire, ils se sont éloignés de plus en plus de la vérité, du modèle premier, de l'image intellectuelle, en sorte qu'il n'y a point, qu'il n'y eut jamais, et qu'il ne peut jamais y avoir ni un tout, ni par conséquent une seule partie d'un tout qui n'ait souffert; sais-tu, mon ami, ce que tes plus anciens prédécesseurs ont fait? Par une longue observation, par une expérience consommée, par la comparaison des organes avec leurs fonctions naturelles, par un tact exquis, par un goût, un instinct, une sorte d'inspiration donnée à quelques rares génies, peut-être par un projet, naturel à un idolâtre, d'élever l'homme au-dessus de sa condition, et de lui imprimer un caractère divin, un caractère exclusif de toutes les servitudes de notre vie chétive, pauvre, mesquine et misérable, ils ont commencé par

sentir les grandes altérations, les difformités les plus grossières, les grandes souffrances. Voilà le premier pas qui n'a proprement réformé que la masse générale du système animal, ou quelques-unes de ses portions principales. Avec le temps, par une marche lente et pusillanime, par un long et pénible tâtonnement, par une notion sourde, secrète, d'analogie, le résultat d'une infinité d'observations successives dont la mémoire s'éteint et dont l'effet reste, la réforme s'est étendue à de moindres parties, de celles-ci à de moindres encore, et de ces dernières aux plus petites, à l'ongle, à la paupière, aux cils, aux cheveux, effaçant sans relâche et avec une circonspection étonnante les altérations et difformités de Nature viciée, ou dans son origine, ou par les nécessités de sa condition, s'éloignant sans cesse du portrait, de la ligne fausse, pour s'élever au vrai modèle idéal de la beauté, à la ligne vraie; ligne vraie, modèle idéal de la beauté, qui n'exista nulle part que dans la tête des Agasias, des Raphaël, des Poussin, des Puget, des Pigalle, des Falconet; modèle idéal de la beauté, ligne vraie, dont les artistes subalternes ne puisent des notions incorrectes, plus ou moins approchées, que dans l'antique ou dans les ouvrages incorrects de la nature; modèle idéal de la beauté, ligne vraie, que ces grands maîtres ne peuvent inspirer à leurs élèves aussi rigoureusement qu'ils la conçoivent; modèle idéal de la beauté, ligne vraie, audessus de laquelle ils peuvent s'élancer en se jouant, pour produire le chimérique : le Sphinx, le Centaure, l'Hippogriffe, le Faune, et toutes les natures mêlées; au-dessous de laquelle ils peuvent descendre pour produire les différents portraits de la vie, la charge, le monstre, le grotesque, selon la dose de mensonge qu'exige leur composition et l'effet qu'ils ont à produire ; en sorte que c'est presque une question vide de sens, que de chercher jusqu'où il faut se tenir approché ou éloigné du modèle idéal de la beauté, de la ligne vraie; modèle idéal de la beauté, ligne vraie non traditionnelle, qui s'évanouit presque avec l'homme de génie; qui forme pendant un temps l'esprit, le caractère, le goût des ouvrages d'un peuple, d'un siècle, d'une école; modèle idéal de la beauté, ligne vraie, dont l'homme de génie aura la notion plus ou moins rigoureuse, selon le climat le gouvernement, les lois, les circonstances qui l'auront vu naître; modèle idéal de la beauté, ligne vraie, qui se corrompt,

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