Billeder på siden
PDF
ePub

de bienfaisance et de bonté; mais il évitait tout ce qui eût pu mettre sur la voie de son passé. Quelques livres, le Catéchisme de Volney,1 des volumes dépareillés de Rousseau,2 étaient épars sur la table. Une malle composait tout son avoir. Le commissaire de police, appelé à l'ouvrir, n'y a trouvé que quelques pauvres effets, parmi lesquels un 5 bouquet fané, enveloppé avec soin dans un papier sur lequel était écrit: Bouquet que je portai à la fête de l'Être suprême, 20 prairial, an II.3

Ce fut là pour moi un trait de lumière. Je ne doutai pas que le bouquet de Système ne se rattachât au même souvenir. Je me rappelai les rares adeptes de l'Église jacobine 10 que j'avais pu connaître, leur ardente conviction, leur attachement sans borne aux souvenirs de 1793 et 1794, leur impuissance à parler d'autre chose. Ce rêve d'une année fut si ardent, que ceux qui l'avaient traversé ne purent désormais rentrer dans la vie. Ils restèrent sous 15 le coup d'une idée fixe, mornes, frappés de stupéfaction; ils avaient le delirium tremens des ivresses sanglantes. C'étaient des croyants absolus; le monde, qui n'était plus à leur diapason, leur semblait vide et enfantin. Demeurés seuls debout comme les restes d'un monde de géants, 20 chargés de la haine du genre humain, ils n'avaient plus de commerce possible avec les vivants. Je compris l'effet que fit Lakanal quand il revint d'Amérique en 1833 et qu'il apparut à ses confrères de l'Académie des sciences morales

1 Volney (1757-1820), chiefly distinguished as a traveller. The work here referred to, Catéchisme de la loi naturelle, appeared in 1793.

2 Taine says that the Contrat social by Rousseau (1712-1778) was the "Bible and Koran" of the Jacobins (Revolutionary radicals) of 1793.

3 June 8, 1794. For a description of this fête see Carlyle's French Revolution, Book VI., Chap. IV.

4 Lakanal (1762-1845) was forced to take refuge in America during the Restoration for having, as member of the Convention, voted the death of Louis XVI. (1793).

1

et politiques comme un fantôme.... Je compris Daunou et son obstination à voir dans M. Cousin, dans M. Guizot,2 les plus dangereux des jésuites. Par un contraste assez ordinaire, ces survivants, parfois hideux, de luttes titaniques 5 étaient devenus des agneaux. L'homme n'a pas besoin, pour être bon, d'avoir trouvé une base logique à sa bonté. Les plus cruels inquisiteurs du moyen âge, Conrad de Marbourg, par exemple, étaient les plus doux des hommes. C'est ce qu'on verra quand notre grand maître, M. Victor 10 Hugo, donnera son Torquemada,* et montrera comment on peut devenir brûleur d'hommes par sensibilité, par charité.*

VI

Quoique l'éducation religieuse et prématurément sacerdotale qui m'était donnée ait empêché pour moi les liaisons de jeunesse avec des personnes d'un autre sexe, j'avais des 15 petites amies d'enfance dont une surtout m'a laissé un profond souvenir. Très tôt, le goût des jeunes filles fut vif en moi. Je les préférais de beaucoup aux petits garçons.

* J'écrivais ceci en 1876. La belle œuvre de M. Victor Hugo a paru depuis.

1 Pierre Daunou (1761-1840), an uncompromising advocate of the eighteenth-century tradition in philosophy and literature, into which he initiated the youthful Sainte-Beuve.

2 Guizot, F.-P.-G. (1787-1874), historian and statesman. Guizot, Cousin (1792-1867), and Villemain (1790-1870) as professors made the Sorbonne famous during the years 1820-1830, carrying the new historical spirit respectively into the study of politics, philosophy, and literary criticism. Later they all three turned to public life, Guizot being practically prime minister of France (1840-1848).

"Rather

8 A German inquisitor, assassinated in 1233. His motto was, burn a hundred innocent persons than let one guilty person escape."

4 Hugo's Torquemada appeared in 1882. For a somewhat similar conception, see Longfellow's Torquemada in Tales of a Wayside Inn.

:

Ceux-ci ne m'aimaient pas; mon air délicat les agaçait. Nous ne pouvions jouer ensemble; ils m'appelaient mademoiselle; il n'y avait taquinerie qu'ils ne me fissent. J'étais, au contraire, tout à fait bien avec les petites filles de mon âge elles me trouvaient tranquille et raisonnable. J'avais 5 douze ou treize ans. Je ne me rendais aucun compte de l'attrait qui m'attachait à elles. L'idée vague qui m'attirait me semble avoir été surtout qu'il y a des choses permises aux hommes qui ne sont pas permises aux femmes, si bien qu'elles m'apparaissaient comme des créatures faibles et 10 jolies, soumises, pour le gouvernement de leur petite personne, à des règles qu'elles acceptaient. Toutes celles que je connaissais étaient d'une modestie charmante. Il y avait dans le premier éveil qui s'opérait en moi le sentiment d'une légère pitié, l'idée qu'il fallait aider à une résignation 15 si gentille, aimer leur retenue et la seconder. Je voyais bien ma supériorité intellectuelle; mais, dès lors, je sentais que la femme très belle ou très bonne résout complètement, pour son compte, le problème qu'avec toute notre force de tête nous ne faisons que gâcher. Nous sommes des enfants 20 ou des pédants auprès d'elle. Je ne comprenais que vaguement, déjà cependant j'entrevoyais que la beauté est un don tellement supérieur, que le talent, le génie, la vertu1 même, ne sont rien auprès d'elle, en sorte que la femme vraiment belle a le droit de tout dédaigner, puisqu'elle 25 rassemble, non dans une œuvre hors d'elle, mais dans sa personne même, comme en un vase myrrhin, tout ce que le génie esquisse péniblement en traits faibles, au moyen d'une fatigante réflexion.

1 "If any one prefer beauty to virtue," says Plato, "what is this but the real and utter dishonor of the soul?" (Laws, 727 E).

Parmi ces petites camarades, j'ai dit qu'il y en avait une qui avait pour moi un effet particulier de séduction. Elle s'appelait Noémi. C'était un petit modèle de sagesse et de grâce. Ses yeux étaient d'une délicieuse langueur, empreints 5 à la fois de bonté et de finesse; ses cheveux étaient d'un blond adorable. Elle pouvait avoir deux ans de plus que moi, et la façon dont elle me parlait tenait le milieu entre le ton d'une sœur aînée et les confidences de deux enfants. Nous nous entendions à merveille. Quand les petites amies Io se querellaient, nous étions toujours du même avis. Je m'efforçais de mettre la paix entre les dissidentes. Elle était sceptique sur l'issue de mes tentatives. "Ernest, me disait-elle, vous ne réussirez pas vous voulez mettre tout le monde d'accord." Cette enfantine collaboration pacifique, 15 qui nous attribuait une imperceptible supériorité sur les autres, établissait entre nous un petit lien très doux. Maintenant encore, je ne peux pas entendre chanter: Nous n'irons plus au bois, ou Il pleut, il pleut, bergère,1 sans être pris d'un léger tressaillement de cœur. . . . Certainement, sans l'étau fatal 20 qui m'enserrait, j'eusse aimé Noémi deux ou trois ans après; mais j'étais voué au raisonnement; la dialectique religieuse m'occupait déjà tout entier. Le flot d'abstractions qui me montait à la tête m'étourdissait et me rendait, pour tout le reste, absent et distrait.

25

Un singulier défaut, d'ailleurs, qui plus d'une fois dans la vie devait me nuire, traversa cette affection naissante et la fit dévier. Mon indécision est cause que je me laisse facilement

1 Fabre d'Églantine, the author of this song, which breathes the purest pastoral innocence, played a rather sinister part in the Revolution and was guillotined along with Danton in 1794. The song will be found in Dumersan et Ségur, Chansons populaires, Vol. I., p. 4. For the first song, see ibid., Vol. II., p. 49.

amener à des situations contradictoires, dont je ne sais pas trancher le nœud. Ce trait de caractère se compliqua, en cette circonstance, d'une qualité qui m'a fait commettre autant d'inconséquences que le pire des défauts. Il y avait, parmi ces enfants, une petite fille beaucoup moins belle que 5 Noémi, bonne et aimable sans doute, mais moins fêtée, moins entourée. Elle me recherchait, peut-être même un peu plus que Noémi, et ne dissimulait pas une certaine jalousie. Faire de la peine à quelqu'un a toujours été pour moi une impossibilité. Je me figurais vaguement que la femme qui n'est pas 10 très jolie est malheureuse et doit se dévorer intérieurement, comme si elle avait manqué sa destinée. J'allais avec la moins aimée plus qu'avec Noémi, car je la voyais triste. Je laissai ainsi bifurquer mon premier amour, comme plus tard je laissai bifurquer ma politique, de la façon la plus maladroite. 15 Une ou deux fois, je vis Noémi rire sous cape de ma naïveté. Elle était toujours gentille pour moi; mais il y avait par moments chez elle une nuance d'ironie qu'elle ne dissimulait pas, et qui ne faisait que me la rendre plus charmante encore.

La lutte qui remplit mon adolescence me la fit oublier à peu près. Plus tard, son image s'est souvent représentée à moi. Je demandai un jour à ma mère ce qu'elle était devenue.

la

20

"Elle est morte, me dit-elle, morte de tristesse. Elle n'avait pas de fortune. Quand elle eut perdu ses parents, sa 25 tante, une très digne femme qui tenait l'hôtellerie de . . ., plus honnête maison du monde, la prit chez elle. Elle fit de son mieux. Tu ne l'as connue qu'enfant, charmante déjà; mais, à vingt- deux ans, c'était un miracle. Ses cheveux, qu'elle tenait en vain prisonniers sous un lourd bonnet, 30 s'échappaient en tresses tordues, comme des gerbes de blé

« ForrigeFortsæt »