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II

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Au fond, quand je m'étudie, j'ai en effet très peu changé; le sort m'avait en quelque sorte rivé dès l'enfance à la fonction que je devais accomplir. J'étais fait en arrivant à Paris ; avant de quitter la Bretagne, ma vie était écrite d'avance. Bon gré, mal gré, et nonobstant tous mes efforts consciencieux en sens contraire, j'étais prédestiné à être ce que je suis, un romantique protestant contre le romantisme, un utopiste prêchant en politique le terre-à-terre, un idéaliste se donnant inutilement beaucoup de mal pour paraître bourgeois, Io un tissu de contradictions, rappelant l'hircocerf1 de la scolastique, qui avait deux natures. Une de mes moitiés devait être occupée à démolir l'autre, comme cet animal fabuleux de Ctésias qui se mangeait les pattes sans s'en douter. C'est ce que ce grand observateur, Challemel-Lacour, a dit 15 excellemment: "Il pense comme un homme, il sent comme une femme, il agit comme un enfant." Je ne m'en plains pas, puisque cette constitution morale m'a procuré les plus vives jouissances intellectuelles qu'on puisse goûter.

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Ma race, ma famille, ma ville natale, le milieu si particu20 lier où je me développai, en m'interdisant les visées bourgeoises et en me rendant absolument impropre à tout ce qui n'est pas le maniement pur des choses de l'esprit, avaient fait de moi un idéaliste, fermé à tout le reste. L'application eût pu varier; le fond eût toujours été le

1 Duns Scotus (1274-1308) maintained that "the idea of the hircocervus ('stag-goat') is as real as that of Socrates or Callias," etc. The energy of the Renaissance reaction against scholastic reasoning of this kind appears in the present meaning of the word "dunce" (from Duns).

2 A Greek physician of the fifth century B.C., who wrote a work on India. 3 Publicist and statesman (1827-1896).

même. La vraie marque d'une vocation est l'impossibilité d'y forfaire, c'est-à-dire de réussir à autre chose que ce pour quoi l'on a été créé. L'homme qui a une vocation sacrifie

tout involontairement à sa maîtresse œuvre. Des circonstances extérieures auraient pu, comme il arrive souvent, 5 dérouter ma vie et m'empêcher de suivre ma voie naturelle ; mais l'absolue incapacité où j'aurais été de réussir à ce qui n'était pas ma destinée eût été la protestation du devoir contrarié, et la prédestination eût triomphé à sa manière en montrant le sujet qu'elle avait choisi absolument impuissant 10 en dehors du travail pour lequel elle l'avait choisi. Toute application intellectuelle, j'y aurais réussi. Toute carrière ayant pour objet la recherche d'un intérêt quelconque, j'y aurais été nul, maladroit, au-dessous du médiocre.

Le trait caractéristique de la race bretonne, à tous ses 15 degrés, est l'idéalisme, la poursuite d'une fin morale ou intellectuelle, souvent erronée, toujours désintéressée. Jamais race ne fut plus impropre à l'industrie, au commerce. On obtient tout d'elle par le sentiment de l'honneur; ce qui est lucre lui paraît peu digne du galant homme; l'occupation 20 noble est à ses yeux celle par laquelle on ne gagne rien, par exemple celle du soldat, celle du marin, celle du prêtre, celle du vrai gentilhomme qui ne tire de sa terre que le fruit convenu par l'usage sans chercher à l'augmenter, celle du magistrat, celle de l'homme voué au travail de la pensée. 25 Au fond de la plupart de ses raisonnements, il y a cette opinion, fausse sans doute, que la fortune ne s'acquiert qu'en exploitant les autres et en pressurant les pauvres. La conséquence d'une telle manière de voir, c'est que le riche n'est pas très considéré; on estime beaucoup plus l'homme qui se 30 consacre au bien public ou qui représente l'esprit du pays.

Ces braves gens s'indignent contre la prétention qu'ont ceux qui font leur fortune de rendre par surcroît un service social. Quand on leur avait dit autrefois: "Le roi fait cas des Bretons," cela leur suffisait. Le roi jouissait pour eux, était 5 riche pour eux. Persuadés que ce que l'on gagne est pris sur un autre, ils tenaient l'avidité pour chose basse. Une telle conception d'économie politique est devenue très arriérée; mais le cercle des opinions humaines y ramènera peutêtre un jour. Grâce, au moins, pour les petits groupes de 10 survivants d'un autre monde, où cette inoffensive erreur a entretenu la tradition du sacrifice! N'améliorez pas leur sort, ils ne seraient pas plus heureux; ne les enrichissez pas, ils seraient moins dévoués: ne les gênez pas pour les faire aller à l'école primaire, ils y perdraient peut-être quelque 15 chose de leurs qualités et n'acquerraient pas celles que donne la haute culture; mais ne les méprisez pas. Le dédain est la seule chose pénible pour les natures simples; il trouble leur foi au bien ou les porte à douter que les gens d'une classe supérieure en soient bons appréciateurs.

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Cette disposition, que j'appellerais volontiers romantisme moral, je l'eus au plus haut degré, par une sorte d'atavisme. J'avais reçu, avant de naître, le coup de quelque fée. Gode, la vieille sorcière, me le disait souvent. Je naquis avant terme et si faible que, pendant deux mois, on crut que je 25 ne vivrais pas. Gode vint dire à ma mère qu'elle avait un moyen sûr pour savoir mon sort. Elle prit une de mes petites chemises, alla un matin à l'étang sacré; elle revint la face resplendissante. "Il veut vivre, il veut vivre! criait-elle. A peine jetée sur l'eau, la petite chemise s'est soulevée." 30 Plus tard, chaque fois que je la rencontrais, ses yeux étincelaient : Oh! si vous aviez vu, disait-elle, comme les

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deux bras s'élancèrent!" Dès lors, j'étais aimé des fées, et je les aimais. Ne riez pas de nous autres Celtes.1 Nous ne ferons pas de Parthénon, le marbre nous manque; mais nous savons prendre à poignée le cœur et l'âme; nous avons des coups de stylet qui n'appartiennent qu'à nous; nous plon- 5 geons les mains dans les entrailles de l'homme, et, comme les sorcières de Macbeth, nous les en retirons pleines des secrets de l'infini. La grande profondeur de notre art est de savoir faire de notre maladie un charme. Cette race a au cœur une éternelle source de folie. Le "royaume de féerie," 10 le plus beau qui soit en terre, est son domaine. Seule, elle sait remplir les bizarres conditions que la fée Gloriande impose à qui veut y entrer. Le cor qui ne résonne que touché par des lèvres pures, le hanap magique qui n'est plein que pour l'amant fidèle, n'appartiennent vraiment qu'à nous.

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La religion est la forme sous laquelle les races celtiques dissimulent leur soif d'idéal; mais l'on se trompe tout à fait quand on croit que la religion est pour elles une chaîne, un assujettissement. Aucune race n'a le sentiment religieux plus indépendant. Ce n'est qu'à partir du xıro siècle, et par 20 suite de l'appui que les Normands de France donnèrent au siège de Rome, que le christianisme breton fut entraîné bien nettement dans le courant de la catholicité. Il n'eût fallu que quelques circonstances favorables pour que les Bretons de France fussent devenus protestants, comme leurs frères 25

1 See, for the Celtic character, the important essay of Renan already quoted (Essais de morale et de critique, pp. 375-456). A comparison of this essay with Matthew Arnold's essay on the Study of Celtic Literature will furnish interesting evidence of Arnold's indebtedness, for the intellectual content of his work, to French sources.

2 For the various forms of this legend see Child's Ballads, Vol. I., 257

les Gallois d'Angleterre. Au XVIIe siècle, notre Bretagne française fut tout à fait conquise par les habitudes jésuitiques et le genre de piété du reste du monde. Jusque-là, la religion y avait eu un cachet absolument à part.

5 C'est surtout par le culte des saints qu'elle était caractérisée. Entre tant de particularités que la Bretagne possède en propre, l'hagiographie locale est sûrement la plus singulière. Quand on visite à pied le pays, une chose frappe au premier coup d'œil. Les églises paroissiales, où se fait 10 le culte du dimanche, ne diffèrent pas essentiellement de celles des autres pays. Que si l'on parcourt la campagne, au contraire, on rencontre souvent dans une seule paroisse jusqu'à dix et quinze chapelles, petites maisonnettes n'ayant le plus souvent qu'une porte et une fenêtre, et dédiées à 15 un saint dont on n'a jamais entendu parler dans le reste de la chrétienté. Ces saints locaux, que l'on compte par centaines, sont tous du ve ou du vre siècle, c'est-à-dire de l'époque de l'émigration; ce sont des personnages ayant pour la plupart réellement existé, mais que la légende a 20 entourés du plus brillant réseau de fables. Ces fables, d'une naïveté sans pareille, vrai trésor de mythologie celtique et d'imaginations populaires, n'ont jamais été complètement écrites. Les recueils édifiants faits par les bénédictins et les jésuites, même le naïf et curieux écrit d'Albert Legrand, 25 dominicain de Morlaix, n'en présentent qu'une faible partie. Loin d'encourager ces vieilles dévotions populaires, le clergé ne fait que les tolérer; s'il le pouvait, il les supprimerait. Il sent bien que c'est là le reste d'un autre monde, d'un monde peu orthodoxe. On vient, une fois par an, dire la 30 messe dans ces chapelles; les saints auxquels elles sont

1" Welsh."

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