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j'ai depuis bien vivement regrettée; car souvent le mouvement et le rythme me viennent en vers; mais une invincible association d'idées me fait écarter l'assonance, que l'on m'avait habitué à regarder comme un défaut, et pour laquelle mes maîtres m'inspiraient une sorte de crainte. 5 Les études d'histoire et de sciences naturelles étaient également nulles. En revanche, on nous faisait pousser assez loin l'étude des mathématiques. J'y apportais une extrême passion; ces combinaisons abstraites me faisaient rêver jour et nuit. Notre professeur, l'excellent abbé Duchesne, nous 10 donnait des soins particuliers, à moi et à mon émule et ami de cœur, Guyomar, singulièrement doué pour ces études. Nous revenions toujours ensemble du collège. Notre chemin le plus court était de prendre par la place, et nous étions trop consciencieux pour nous écarter d'un pas de 15 l'itinéraire qui était rationnellement indiqué; mais, quand nous avions eu en composition quelque curieux problème, nos discussions se prolongeaient bien au delà de la classe, et alors nous revenions par l'hôpital général. Il y avait de ce côté de grandes portes cochères, toujours fermées, sur 20 lesquelles nous tracions nos figures et nos calculs avec de la craie; les traces s'en voient peut-être encore; car ces portes appartenaient à de grands couvents, et, dans ces sortes de maisons, l'on ne change jamais rien.

L'hôpital général, ainsi nommé parce que la maladie, la 25 vieillesse et la misère s'y donnaient rendez-vous, était un bâtiment énorme, couvrant, comme toutes les vieilles constructions, beaucoup d'espace pour loger peu de monde. Devant la porte était un petit auvent, où se réunissaient, quand il faisait beau, les convalescents et les 30 bien portants. L'hospice, en effet, ne contenait pas seule

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ment des malades; il comprenait aussi des pauvres, remis à la charité publique, et même des pensionnaires, qui, pour un capital insignifiant, y vivaient chétivement, mais sans souci. Toute cette compagnie venait, à chaque rayon de soleil, à l'ombre de l'auvent, s'asseoir sur de vieilles chaises de paille. C'était l'endroit le plus vivant de la petite ville. En passant, Guyomar et moi, nous saluions et l'on nous saluait; car, quoique très jeunes, nous étions déjà censés clercs. Cela nous paraissait naturel; une seule chose exci10 tait notre surprise. Bien que nous fussions trop inexpérimentés pour rien voir de ce qui suppose la connaissance de la vie, il y avait parmi les pauvres de l'hôpital une personne devant laquelle nous ne passions jamais sans quelque étonne

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ment.

C'était une vieille fille de quarante-cinq ans, coiffée d'une Runbonnet large capote d'une forme impossible à classer. D'ordinaire, elle était à peu près immobile, l'air sombre, égaré, l'œil terne et fixe. En nous apercevant, cet œil mort s'animait. Elle nous suivait d'un regard étrange, tantôt doux et triste, 20 tantôt dur et presque féroce. En nous retournant, nous lui trouvions l'air cruel et irrité. Nous nous regardions sans rien comprendre. Cela interrompait nos conversations, et jetait un nuage sur notre gaieté. Elle ne nous faisait pas précisément peur; elle passait pour folle; or les fous 25 n'étaient pas alors traités de la manière cruelle que les habitudes administratives ont depuis inventée. Loin de les séquestrer, on les laissait vaguer tout le jour. Tréguier a d'ordinaire beaucoup de fous; comme toutes les races du rêve, qui s'usent à la poursuite de l'idéal, les Bretons de ces 3o parages, quand ils ne sont pas maintenus par une volonté

énergique, s'abandonnent trop facilement à un état intermé

diaire entre l'ivresse et la folie, qui n'est souvent que l'erreur d'un cœur inassouvi. Ces fous inoffensifs, échelonnés à tous les degrés de l'aliénation mentale, étaient une sorte d'institution, une chose municipale. On les rencontrait presque partout; ils vous saluaient, vous accueillaient de quelque 5 plaisanterie nauséabonde, qui tout de même faisait sourire. On les aimait, et ils rendaient des services. Je me souviendrai toujours du bon fou Brian, qui s'imaginait être prêtre, passait une partie du jour à l'église, imitant les cérémonies de la messe. La cathédrale était pleine tout l'après-midi 10 d'un murmure nasillard; c'était la prière du pauvre fou, qui en valait bien une autre. On avait le bon goût et le bon sens de le laisser faire et de ne pas établir de frivoles distinctions entre les simples et les humbles qui viennent s'agenouiller devant Dieu.'

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La folle de l'hôpital général, par sa mélancolie obstinée, n'avait pas cette popularité. Elle ne parlait à personne, personne ne songeait à elle, son histoire était évidemment oubliée. Elle ne nous dit jamais un seul mot; mais cet œil fauve et hagard nous frappait profondément, nous trou- 20 blait. J'avais souvent pensé depuis à cette énigme sans arriver à me l'expliquer. J'en eus la clef il y a huit ans, quand ma mère, arrivée à quatre-vingt-cinq ans sans infirmités, fut atteinte d'une maladie cruelle, qui la mina lentement.

Ma mère était tout à fait de ce vieux monde par ses sen- 25 timents et ses souvenirs. Elle parlait admirablement le breton, connaissait tous les proverbes des marins et une foule

1 Johnson, according to Boswell, spoke in much the same vein of his friend, the poet Christopher Smart, who had been confined in a madhouse: "I did not think he ought to be shut up. His infirmities were not noxious to society. He insisted on people praying with him; and I'd as lief pray with Kit Smart as any one else."

de choses que personne au monde ne sait plus aujourd'hui. Tout était peuple en elle, et son esprit naturel donnait une vie surprenante aux longues histoires qu'elle racontait et qu'elle était presque seule à savoir. Ses souffrances ne por5 tèrent aucune atteinte à son étonnante gaieté; elle plaisantait encore l'après-midi où elle mourut. Le soir, pour la distraire, je passais une heure avec elle dans sa chambre, sans autre lumière (elle aimait cette demi-obscurité) que la faible clarté du gaz de la rue. Sa vive imagination s'éveillait alors, 10 et, comme il arrive d'ordinaire aux vieillards, c'étaient les souvenirs d'enfance qui lui revenaient le plus souvent à l'esprit. Elle revoyait Tréguier, Lannion, tels qu'ils furent avant la Révolution; elle passait en revue toutes les maisons, désignant chacune par le nom de son propriétaire d'alors. 15 J'entretenais par mes questions cette rêverie, qui lui plaisait et l'empêchait de songer à son mal.

Un jour, la conversation tomba sur l'hôpital général. Elle m'en fit toute l'histoire.

"Je l'ai vu changer bien des fois, me dit-elle. Il n'y avait 20 nulle honte à y être ; car on y avait connu les personnes les plus respectées. Sous le premier Empire, avant les indemnités, il servit d'asile aux vieilles demoiselles nobles les mieux élevées. On les voyait rangées à la porte sur de pauvres chaises. Jamais on ne surprit chez elles un murmure; ce25 pendant, quand elles apercevaient venir de loin les acquéreurs des biens de leur famille, personnes relativement grossières et bourgeoises, roulant équipage et étalant leur luxe, elles rentraient et allaient prier à la chapelle afin de ne pas les rencontrer. C'était moins pour s'épargner à elles30 mêmes un regret sur des biens dont elles avaient fait le

sacrifice à Dieu, que par délicatesse, de peur que leur

présence ne parût un reproche a ces parvenus. Plus tard, les rôles furent bien changés; mais l'hôpital continua de recevoir toute sorte d'épaves. Là mourut le pauvre Pierre Renan, ton oncle, qui mena toujours une vie de vagabond et passait ses journées dans les cabarets à lire aux buveurs 5 les livres qu'il prenait chez nous, et le bonhomme Système, que les prêtres n'aimaient pas, quoique ce fût un homme de bien, et Gode, la vieille sorcière, qui, le lendemain de ta naissance, alla consulter pour toi l'étang du Minihi, et Marguerite Calvez, qui fit un faux serment et fut frappée d'une 10 maladie de consomption le jour où elle sut que l'on avait adjuré saint Yves de la Vérité de la faire mourir dans l'année.

- Et cette folle, lui dis-je, qui était d'ordinaire sous l'auvent, et, qui nous faisait peur, à Guyomar et à moi?" 15 Elle réfléchit un moment pour voir de qui je parlais, et, reprenant vivement:

"Ah! celle-là, mon fils, c'était la fille du broyeur de lin. Qu'est-ce que le broyeur de lin?

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- Je ne t'ai jamais conté cette histoire. Vois-tu, mon 20 fils, on ne comprendrait plus cela maintenant; c'est trop ancien. Depuis que je suis dans ce Paris, il y a des choses que je n'ose plus dire. . . . Ces nobles de campagne étaient si respectés ! J'ai toujours pensé que c'étaient les vrais nobles. Ah! si on racontait cela à ces Parisiens, ils 2 riraient. Ils n'admettent que leur Paris; je les trouve bornés au fond. . . . Non, on ne peut plus comprendre combien ces vieux nobles de campagne sont respectés, quoiqu'ils fussent pauvres."

Elle s'arrêta quelque temps, puis reprit :

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