Billeder på siden
PDF
ePub

15

Tout arrive, les quaternes comme le reste. Nous pouvons déranger le dessein providentiel dont nous sommes l'objet ; nous ne sommes pour presque rien dans sa réussite. Quid habes quod non accepisti ? Le dogme de la grâce est le 5 plus vrai des dogmes chrétiens.

Mon expérience de la vie a donc été fort douce, et je ne crois pas qu'il y ait eu, dans la mesure de conscience que comporte maintenant notre planète, beaucoup d'êtres plus heureux que moi. J'ai eu un goût vif de l'univers. Le 10 scepticisme subjectif a pu m'obséder par moments; il ne m'a jamais fait sérieusement douter de la réalité; ses objections sont par moi tenues en séquestre dans une sorte de parc d'oubli; je n'y pense jamais. Ma paix d'esprit est parfaite. D'un autre côté, j'ai trouvé une bonté extrême dans la nature et dans la société. Par suite de la chance particulière qui s'est étendue à toute ma vie et qui a fait que je n'ai rencontré sur mon chemin que des hommes excellents, je n'ai jamais eu à changer violemment les partis pris généraux que j'avais adoptés. Une bonne humeur, difficile20 ment altérable, résultat d'une bonne santé morale, résultat elle-même d'une âme bien équilibrée et d'un corps supportable, malgré ses défauts, m'a jusqu'ici maintenu dans une philosophie tranquille, soit qu'elle se traduise en optimisme reconnaissant, soit qu'elle aboutisse à une ironie gaie. Je 25 n'ai jamais beaucoup souffert. Il ne dépendrait que de moi de croire que la nature a plus d'une fois mis des coussins pour m'épargner les chocs trop rudes. Une fois, lors de la mort de ma sœur, elle m'a, à la lettre, chloroformé2 pour que

1". . . And what hast thou that thou didst not receive?-1 Cor. iv. 7. 2 Contrast the sentiment here with that expressed in Ma Sœur Henriette (p. 88): "Mais qu'elle ait été soignée par d'autres que par moi, que je

Х

je ne fusse pas témoin d'un spectacle qui eût peut-être fait une lésion profonde dans mes sens et nui à la sérénité ultérieure de ma pensée.

Ainsi, sans savoir au juste qui je dois remercier, pourtant je remercie. J'ai tant joui dans cette vie, que je n'ai vrai- 5 ment pas le droit de réclamer une compensation d'outretombe; c'est pour d'autres raisons que je me fâche parfois contre la mort; elle est égalitaire à un degré qui m'irrite; c'est une démocrate qui nous traite à coups de dynamite; elle devrait au moins attendre, prendre notre heure, se 10 mettre à notre disposition. Je reçois plusieurs fois par an une lettre anonyme, contenant ces mots, toujours de la même écriture: "Si pourtant il y avait un enfer!" Sûrement la personne pieuse qui m'écrit cela veut le salut de mon âme, et je la remercie. Mais l'enfer est une hypothèse 15 bien peu conforme à ce que nous savons par ailleurs de la bonté divine. D'ailleurs, la main sur la conscience, s'il y en a un, je ne crois pas l'avoir mérité. Un peu de purgatoire serait peut-être juste; j'en accepterais la chance, puisqu'il y aurait le paradis ensuite, et que de bonnes âmes 20 me gagneraient, j'espère, des indulgences pour m'en tirer. L'infinie bonté que j'ai rencontrée en ce monde m'inspire la conviction que l'éternité est remplie par une bonté non moindre, en qui j'ai une confiance absolue.

Et maintenant je ne demande plus au bon génie qui m'a 25 tant de fois guidé, conseillé, consolé, qu'une mort douce et subite, pour l'heure qui m'est fixée, proche ou lointaine. Les stoïciens soutenaient qu'on a pu mener la vie bien

n'aie pas conduit ses funérailles et attesté à la terre, par mes larmes, qu'elle fut ma sœur bien-aimée; . . . voilà ce qui pèsera éternellement sur moi, et empoisonnera toutes mes joies."

5

heureuse dans le ventre du taureau de Phalaris. C'est trop dire. La douleur abaisse, humilie, porte à blasphémer. La seule mort acceptable est la mort noble, qui est non un accident pathologique, mais une fin voulue et précieuse devant l'Éternel. La mort sur le champ de bataille est la plus belle de toutes; il y en a d'autres illustres. Si parfois j'ai pu désirer d'être sénateur, c'est que j'imagine que, sans tarder peut-être, ce mandat fournira de belles occasions de se faire assommer, fusiller,2 des formes de trépas, enfin, bien 10 préférables à une longue maladie qui vous tue, lentement et par démolitions successives. La volonté de Dieu soit faite ! Désormais, je n'apprendrai plus grand'chose; je vois bien à peu près ce que l'esprit humain, au moment actuel de son développement, peut apercevoir de la vérité. Je serais 15 désolé de traverser une de ces périodes d'affaiblissement où l'homme qui a eu de la force et de la vertu n'est plus que l'ombre et la ruine de lui-même, et souvent, à la grande joie des sots, s'occupe à détruire la vie qu'il avait laborieusement édifiée. Une telle vieillesse est le pire don que les dieux 20 puissent faire à l'homme. Si un tel sort m'était réservé, je proteste d'avance contre les faiblesses qu'un cerveau ramolli pourrait me faire dire ou signer. C'est Renan sain d'esprit et de cœur, comme je le suis aujourd'hui, ce n'est pas Renan à moitié détruit par la mort et n'étant plus lui25 même, comme je le serai si je me décompose lentement, que je veux qu'on croie et qu'on écoute. Je renie les blasphèmes que les défaillances de la dernière heure pour

1 A brazen bull in which Phalaris, tyrant of Agrigentum (B.C. 570-564) is said to have burned alive the victims of his displeasure. We are told that the first experiment was tried on its inventor, Perillus.

2 We should remember, in reading passages of this kind, the warning of the preface (p. 6), and take them cum grano salis.

raient me faire prononcer contre l'Éternel. L'existence qui m'a été donnée sans que je l'eusse demandée a été pour moi un bienfait. Si elle m'était offerte, je l'accepterais de nouveau avec reconnaissance. Le siècle où j'ai vécu n'aura probablement pas été le plus grand, mais il sera tenu sans 5 doute pour le plus amusant des siècles. A moins que mes dernières années ne me réservent des peines bien cruelles, je n'aurai, en disant adieu à la vie, qu'à remercier la cause de tout bien de la charmante promenade qu'il m'a été donné d'accomplir à travers la réalité.

10

« ForrigeFortsæt »