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tues de la belle robe de dentelle brodée qu'elles portèrent le jour de leur baptême, traverser l'air pour aller, en bourdonnant gravement, se faire bénir par le pape. Vis-à-vis, de l'autre côté de la rivière, était la charmante vallée du Tro5 meur, arrosée par une ancienne divonne ou fontaine sacrée, que le christianisme sanctifia en y rattachant le culte de la Vierge. La chapelle brûla en 1828; elle ne tarda pas à être rebâtie, et l'ancienne statue fut remplacée par une autre beaucoup plus belle. On vit bien dans cette circonstance la 10 fidélité qui est le fond du caractère breton. La statue neuve, toute blanche et or, trônant sur l'autel avec ses belles coiffes caps Atached fraîchement empesées, ne recevait presque pas de prières;

il fallut conserver dans un coin le tronc noir, calciné: tous les hommages allaient à celui-ci. En se tournant vers la 15 Vierge neuve, on eût cru faire une infidélité à la vieille.

Saint Yves était l'objet d'un culte encore plus populaire. Le digne patron des avocats1 est né dans le minihi de Tréguier, et sa petite église y est entourée d'une grande vénération. Ce défenseur des pauvres, des veuves, des 20 orphelins, est devenu dans le pays le grand justicier, le redresseur de torts. En l'adjurant avec certaines formules, dans sa mystérieuse chapelle de Saint-Yves de la Vérité, contre un ennemi dont on est victime, en lui disant: “Tu étais juste de ton vivant, montre que tu l'es encore," on est 25 sûr que l'ennemi mourra dans l'année. Tous les délaissés deviennent ses pupilles. A la mort de mon père, ma mère me conduisit à sa chapelle et le constitua mon tuteur. Je

1 By way of comment on the fact that Saint Yves was a lawyer, Renan says in Feuilles Détachées, p. 80: “Pour trouver un saint avocat, on a dû le venir chercher jusqu'en basse Bretagne; c'est qu'il n'y en avait pas beaucoup ailleurs."

ne peux pas dire que le bon saint Yves ait merveilleusement géré nos affaires, ni surtout qu'il m'ait donné une remarquable entente de mes intérêts; mais je lui dois mieux que cela; il m'a donné contentement, qui passe richesse, et une bonne humeur naturelle qui m'a tenu en joie jusqu'à ce 5 jour.

Le mois de mai, où tombait la fête de ce saint excellent, n'était qu'une suite de processions au minihi; les paroisses, précédées de leurs croix processionnelles, se rencontraient sur les chemins; on faisait alors embrasser les croix en 10 signe d'alliance. La veille de la fête, le peuple se réunissait le soir dans l'église, et, à minuit, le saint étendait le bras pour bénir l'assistance prosternée. Mais, s'il y avait dans la foule un seul incrédule qui levât les yeux pour voir si le miracle était réel, le saint, justement blessé de ce soupçon, 15 ne bougeait pas, et, par la faute du mécréant, personne n'était béni.

Un clergé sérieux, désintéressé, honnête, veillait à la conservation de ces croyances avec assez d'habileté pour ne pas les affaiblir et néanmoins pour ne pas trop s'y compromettre. 20 Ces dignes prêtres ont été mes premiers précepteurs spirituels, et je leur dois ce qu'il peut y avoir de bon en moi. Toutes leurs paroles me semblaient des oracles; j'avais un tel respect pour eux, que je n'eus jamais un doute sur ce qu'ils me dirent avant l'âge de seize ans, quand je vins à 25 Paris. J'ai eu depuis des maîtres autrement1 brillants et sagaces; je n'en ai pas eu de plus vénérables, et voilà ce qui cause souvent des dissidences entre moi et quelques-uns de mes amis. J'ai eu le bonheur de connaître la vertu absolue; je sais ce que c'est que la foi, et, bien que plus 30 1 Autrement bien plus.

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tard j'aie reconnu qu'une grande part d'ironie a été cachée par le séducteur suprême dans nos plus saintes illusions, j'ai gardé de ce vieux temps de précieuses expériences. Au fond, je sens que ma vie est toujours gouvernée par une foi 5 que je n'ai plus. La foi a cela de particulier que, disparue, elle agit encore. La grâce survit par l'habitude au sentiment vivant qu'on en a eu. On continue de faire machinalement ce qu'on faisait d'abord en esprit et en vérité. Après qu'Orphée, ayant perdu son idéal, eut été mis en 10 pièces par les ménades, sa lyre ne savait toujours dire que "Eurydice! Eurydice!"1

La règle des mœurs était le point sur lequel ces bons prêtres insistaient le plus, et ils en avaient le droit par leur conduite irréprochable. Leurs sermons sur ce sujet me 15 faisaient une impression profonde, qui a suffi à me rendre chaste durant toute ma jeunesse. Ces prédications avaient quelque chose de solennel qui m'étonnait. Les traits s'en sont empreints si profondément dans mon cerveau, que je ne me les rappelle pas sans une sorte de terreur. Tantôt 20 c'était l'exemple de Jonathas mourant pour avoir mangé un peu de miel: Gustans gustavi paululum mellis, et ecce morior. 2 Cela me faisait faire des réflexions sans fin. Qu'était-ce que ce peu de miel qui fait mourir? Le prédicateur se gardait de le dire, et accentuait son effet par ces 25 mots mystérieux: Tetigisse periisse,3 dits d'un ton profond et larmoyant. D'autres fois, le texte était ce passage de Jérémie: Mors ascendit per fenestras,* qui m'intriguait 1 See Virgil, Georg., IV. 517 f.

2"... I did but taste a little honey

xiv. 43.

8 "To have touched and perished."

and, lo, I must die."- 1 Sam.

4" For death is come up into our windows." - Jerem. ix. 21.

encore beaucoup plus. Cette mort qui monte par les . fenêtres, ces ailes de papillon que l'on souille dès qu'on les touche, qu'est-ce que cela pouvait être? Le prédicateur, en parlant ainsi, avait le front plissé, le regard au ciel. Ce qui mettait le comble à mes préoccupations était un endroit 5 de la Vie de je ne sais quel saint personnage du xviie siècle, lequel comparait les femmes à des armes à feu qui blessent de loin. Pour le coup, je n'en revenais pas; je faisais les plus folles hypothèses pour imaginer comment une femme peut ressembler à un pistolet. Quoi de plus incohérent? 10 La femme blesse de loin, et voilà que d'autres fois on est perdu pour la toucher. C'était à n'y rien comprendre. Pour sortir de ces embarras insolubles, je m'enfonçais dans l'étude avec rage, et je n'y pensais plus.

Dans la bouche de personnes en qui j'avais une confiance 15 absolue, ces saintes inepties prenaient une autorité qui me saisissait jusqu'au fond de mon être. Maintenant, avec ma pauvre âme déveloutée1 de cinquante ans,* cette impression dure encore. La comparaison des armes à feu surtout me rendait extrêmement réservé. Il m'a fallu des années et 20 presque les approches de la vieillesse pour voir que cela aussi est vanité, et que l'Ecclésiaste seul fut un sage quand il dit: "Va donc, mange ton pain en joie avec la femme que tu as une fois aimée." Mes idées à cet égard survécurent à mes croyances religieuses, et c'est ce qui me pré- 25 serva de la choquante inconvenance qu'il y aurait eue, si l'on avait pu prétendre que j'avais quitté le séminaire pour d'autres raisons que celles de la philologie. L'éternel lieu

* J'écrivais ce morceau à Ischia, dans l'automne de 1875.

1 Translate: "world-worn." The image is taken from a peach that has lost its down (velouté).

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commun: "Où est la femme?" par lequel les laïques croient expliquer tous les cas de ce genre, est quelque chose de fade, qui porte à sourire ceux qui connaissent les choses comme elles sont.

Mon enfance s'écoulait dans cette grande école de foi et de respect. La liberté, où tant d'étourdis se trouvent portés du premier bond, fut pour moi une acquisition lente. Je n'arrivai au point d'émancipation que tant de gens atteignent sans aucun effort de réflexion qu'après avoir traversé toute 10 l'exégèse allemande. Il me fallut six années de méditation et de travail forcené pour voir que mes maîtres n'étaient pas infaillibles. Le plus grand chagrin de ma vie a été, en entrant dans cette nouvelle voie, de contrister ces maîtres vénérés; mais j'ai la certitude absolue que j'avais raison, 15 et que la peine qu'ils éprouvèrent fut la conséquence de ce qu'il y avait de respectablement borné dans leur manière d'envisager l'univers.

II

L'éducation que ces bons prêtres me donnaient était aussi peu littéraire que possible. Nous faisions beaucoup de vers 20 latins; mais on n'admettait pas que, depuis le poème de la Religion de Racine le fils,' il y eût aucune poésie française. Le nom de Lamartine n'était prononcé qu'avec ricanement; l'existence de Victor Hugo était inconnue. Faire des vers français passait pour un exercice des plus dangereux et eût 25 entraîné l'exclusion. De là vient en partie mon inaptitude à laisser ma pensée se gouverner par la rime, inaptitude que

1 Louis Racine (1692-1763). His poetry is a pale imitation of that of his father.

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