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jusqu'à l'âge de plus de trente ans, à ses recherches spéculatives, sans fonction, ni concours, ni école, ni travail rémunérateur. En politique, Berthelot resta fidèle aux principes de son père. C'est là le seul point sur lequel nous ne soyons pas toujours d'accord; car, pour moi, je me ré- 5 signerais volontiers, si l'occasion s'en présentait (je dois dire qu'elle s'éloigne de jour en jour), à servir, pour le plus grand bien de la pauvre humanité, à l'heure qu'il est si désemparée, un tyran philanthrope, instruit, intelligent et libéral.

ΙΟ

Nos discussions étaient sans fin, nos conversations toujours renaissantes. Nous passions une partie des nuits à chercher, à travailler ensemble. Au bout de quelque temps, M. Berthelot, ayant achevé ses mathématiques spéciales au lycée Henri IV, retourna chez son père, qui demeurait au 15 pied de la tour Saint-Jacques de la Boucherie. Quand il venait me voir, le soir, à la rue de l'Abbé-de-l'Épée, nous causions pendant des heures; puis j'allais le reconduire à la tour Saint-Jacques; mais, comme d'ordinaire la question était loin d'être épuisée quand nous arrivions à sa porte, il 20 me ramenait à Saint-Jacques du Haut-Pas; puis je le reconduisais, et ce mouvement de va-et-vient se continuait nombre de fois. Il faut que les questions sociales et philosophiques soient bien difficiles pour que nous ne les ayons pas résolues dans notre effort désespéré. La crise de 1848 25 nous émut profondément. Pas plus que nous, cette année terrible ne devait résoudre les problèmes qu'elle posait. Mais elle montra la caducité d'une foule de choses tenues pour solides; elle fut, pour les esprits jeunes et actifs, comme la chute d'un rideau de nuages qui dissimulait 30 l'horizon.

Le lien de profonde affection qui s'établit ainsi entre M. Berthelot et moi fut certainement du genre le plus rare et le plus singulier. Le hasard rapprocha en nous deux natures essentiellement objectives, je veux dire aussi dé5 gagées qu'il est possible de l'étroit tourbillon qui fait de la plupart des consciences un petit gouffre égoïste comme le trou conique du formica-leo.1 Habitués à nous regarder très peu nous-mêmes, nous nous regardions très peu l'un l'autre. Notre amitié consista en ce que nous nous appre10 nions mutuellement, en une sorte de commune fermentation qu'une remarquable conformité d'organisation intellectuelle produisait en nous devant les mêmes objets. Ce que nous avions vu à deux nous paraissait certain. Quand nous entrâmes en rapports, il me restait un attachement tendre 15 pour le christianisme; Berthelot tenait aussi de son père un reste de croyances chrétiennes. Quelques mois suffirent pour reléguer ces vestiges de foi dans la partie de nos âmes consacrée aux souvenirs. L'affirmation que tout est d'une même couleur dans le monde, qu'il n'y a pas de surnaturel 20 particulier ni de révélation momentanée, s'imposa d'une façon absolue à notre esprit. La claire vue scientifique d'un univers où n'agit d'une façon appréciable aucune volonté libre supérieure à celle de l'homme devint, depuis les premiers mois de 1846, l'ancre inébranlable sur laquelle

1 "Ant-lion." Cf. Madame Vandeul's anecdote of Diderot. Diderot helps in various ways a young adventurer, M. Rivière. On parting, M. Rivière says to him, "M. Diderot, savez-vous l'histoire naturelle ?"

Mais un peu; je distingue un aloès d'une laitue, et un pigeon d'un colibri."-"Savez-vous l'histoire du Formica-leo?" -"Non." - "C'est un petit insecte très industrieux; il creuse dans la terre un trou en forme d'entonnoir, il le couvre à la surface avec un sable fin et léger, il y attire les insectes étourdis, il les prend, il les suce, puis il leur dit: Monsieur Diderot, j'ai l'honneur de vous souhaiter le bonjour."

nous n'avons jamais chassé.1 Nous n'y renoncerons que quand il nous sera donné de constater dans la nature un fait spécialement intentionnel, ayant sa cause en dehors de la volonté libre de l'homme ou de l'action spontanée des animaux.

œuvre

Notre amitié fut ainsi quelque chose d'analogue à celle 5 des deux yeux quand ils fixent un même objet et que, de deux images, résulte au cerveau une seule et même perception. Notre croissance intellectuelle était comme ces phénomènes qui se produisent par une sorte d'action de voisinage et de tacite complicité. M. Berthelot aimait 10 autant que moi ce que je faisais; j'aimais son presque autant qu'il l'aimait lui-même. Jamais il n'y eut entre nous, je ne dirai pas une détente morale, mais une simple vulgarité. Nous avons toujours été l'un avec l'autre comme on est avec une femme qu'on respecte. Quand je 15 cherche à me représenter l'unique paire d'amis que nous avons été, je me figure deux prêtres en surplis se donnant le bras. Ce costume ne les gêne pas pour causer des choses supérieures; mais l'idée ne leur viendrait pas, en un tel habillement, de fumer un cigare ensemble, ou de tenir 20 d'humbles propos, ou de reconnaître les plus légitimes exigences du corps. Ce pauvre Flaubert 2 ne put jamais comprendre ce que Sainte-Beuve raconte, dans son Port-Royal, de ces solitaires qui passaient leur vie dans la même maison en s'appelant monsieur jusqu'à la mort. C'est que Flaubert 25 ne se faisait pas une idée de ce que sont des natures abstraites. Non seulement, M. Berthelot et moi, nous n'avons jamais eu l'un avec l'autre la moindre familiarité; mais nous

1 Chasser (as applied to an anchor) = "drag."

2 Gustave Flaubert (1821-1880). His Madame Bovary places him in the forefront of modern French novelists.

rougirons presque de nous demander un service, même un conseil. Nous demander un service serait à nos yeux un acte de corruption, une injustice à l'égard du reste du genre humain; ce serait au moins reconnaître que nous tenons à 5 quelque chose. Or nous savons si bien que l'ordre temporel est vide, vain, creux et frivole, que nous craignons de donner du corps même à l'amitié. Nous nous estimons trop pour convenir l'un vis-à-vis de l'autre d'une faiblesse. Également convaincus de l'insignifiance des choses passa10 gères, épris du même goût de l'éternel, nous ne pourrions nous résigner à l'aveu d'une distraction consentie vers le fortuit et l'accidentel. Il est certain, en effet, que l'amitié ordinaire suppose qu'on n'est pas trop convaincu que tout

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est vain.

Dans la suite de la vie, une telle liaison a pu par moments cesser de nous être nécessaire. Elle reprend toute sa vivacité chaque fois que la figure de ce monde, qui change sans cesse, amène quelque tournant nouveau sur lequel nous avons à nous interroger. Celui d'entre nous qui mourra le premier 20 laissera à l'autre un grand vide. Notre amitié me rappelle celle de François de Sales et du président Favre :1 "Elles passent donc ces années temporelles, monsieur mon frère; leurs mois se réduisent en semaines, les semaines en jours, les jours en heures et les heures en moments, qui sont 25 ceux-là seuls que nous possédons; mais nous ne les possédons qu'à mesure qu'ils périssent. . . ." La conviction de l'existence d'un objet éternel, embrassée quand on est jeune, donne à la vie une assiette particulière de solidité. Que tout cela, direz-vous, est peu humain, peu naturel! Sans doute, mais on n'est fort qu'en contrariant la nature.

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1 A jurist of Savoy (1557-1624).

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L'arbre naturel n'a pas de beaux fruits. L'arbre produit de beaux fruits dès qu'il est en espalier, c'est-à-dire dès qu'il n'est plus un arbre.

III

L'amitié de M. Berthelot et l'approbation de ma sœur furent les deux grandes consolations qui me soutinrent dans 5 ce difficile moment où le sentiment d'un devoir abstrait envers la vérité m'imposa de changer, à vingt-trois ans, la direction d'une vie déjà si fortement engagée. Ce ne fut, en réalité, qu'un changement de domicile et d'extérieur. Le fond resta le même; la direction morale de ma vie sortit 10 de cette épreuve très peu infléchie; l'appétit de vérité, qui était le mobile de mon existence, ne fut en rien diminué. Mes habitudes et mes manières ne se trouvèrent presque en rien modifiées.

Saint-Sulpice, en effet, avait laissé en moi une si forte 15 trace, que, pendant des années, je restai sulpicien, non par la foi, mais par les mœurs. Cette éducation excellente, qui m'avait montré la perfection de la politesse en M. Gosselin, la perfection de la bonté en M. Carbon, la perfection de la vertu en M. Pinault, M. Le Hir, M. Gottofrey, avait donné 20 à ma nature docile un pli ineffaçable. Mes études, vivement continuées hors du séminaire, me confirmèrent si absolument dans mes présomptions contre la théologie orthodoxe, qu'au bout d'un an j'avais peine à comprendre comment autrefois j'avais pu croire. Mais, la foi disparue, la morale 25 reste; pendant longtemps, mon programme fut d'abandonner le moins possible du christianisme et d'en garder tout ce qui peut se pratiquer sans la foi au surnaturel. Je fis en

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