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beaucoup d'ecclésiastiques conservaient d'elle, il n'y avait rien qui, au point de vue des canons les plus sévères, ne se pût avouer.

Pendant que j'attendais, chez mademoiselle Céleste, que 5 ma métamorphose fût achevée, la bonté de M. Carbon ne restait pas inactive. Il avait écrit pour moi à M. l'abbé Gratry, alors directeur du collège Stanislas, et celui-ci me fit offrir un emploi de surveillant dans la division supérieure. Je vis M. Dupanloup, qui me conseilla d'accepter: "Ne 10 Vous y trompez pas, me dit-il; M. Gratry est un prêtre distingué, tout ce qu'il y a de plus distingué." J'acceptai; je n'eus qu'à me louer de tout le monde; mais cela dura quinze jours à peine. Je trouvai que ma situation nouvelle impliquait encore ce à quoi j'avais voulu mettre fin en sor15 tant du séminaire, je veux dire une profession extérieure avouée de cléricature. Je n'eus ainsi avec M. Gratry que des rapports tout à fait passagers. C'était un homme de cœur, un écrivain assez habile; mais le fond était nul. Le vague de son esprit ne m'allait pas. M. Carbon et M. Du20 panloup lui avaient dit le motif de ma sortie de Saint-Sulpice. Nous eûmes ensemble deux ou trois entretiens, où je lui exposai mes doutes positifs, fondés sur l'examen des textes. Il n'y comprit rien, et son transcendant dut trouver ma précision bien terre à terre. Il n'avait aucune science ecclé25 siastique, ni exégèse ni théologie. Tout se bornait à des phrases générales, à des applications puériles des mathématiques à ce qui est "matière de fait." L'immense supériorité de la théologie de Saint-Sulpice sur ces combinaisons creuses, se donnant pour scientifiques, me frappa bien vite. 30 Saint-Sulpice sait d'original ce qu'est le christianisme; l'École polytechnique ne le sait pas. Mais, je le répète,

l'honnêteté de M. Gratry était parfaite, et c'était un homme très attachant, un vrai galant homme.

Je me séparai de lui avec regret, mais je le devais. J'avais quitté le premier séminaire du monde pour un autre qui ne le valait pas. La jambe avait été mal remise; j'eus le 5 courage de la casser de nouveau. Le 2 ou 3 novembre 1845, je franchis le dernier seuil par lequel l'Église avait voulu me retenir, et j'allai m'établir dans une institution du quartier Saint-Jacques, relevant du lycée Henri IV, comme répétiteur au pair, c'est-à-dire, selon le langage du quartier 10 Latin d'alors, sans appointements. J'avais une petite chambre, la table avec les élèves, à peine deux heures par jour occupées, beaucoup de temps par conséquent pour travailler. Cela me satisfaisait pleinement.

II

Avec la faculté que j'ai de suffire à mon propre bonheur 15 et d'aimer par conséquent la solitude, la petite pension de la rue des Deux-Églises * eût été, en effet, pour moi un paradis, sans la crise terrible que traversait ma conscience et le changement d'assise que je devais faire subir à ma vie. Les poissons du lac Baïkal ont mis, dit-on, des milliers 20 d'années à devenir poissons d'eau douce après avoir été poissons d'eau de mer. Je dus faire ma transition en quelques semaines. Comme un cercle enchanté, le catholicisme embrasse la vie entière avec tant de force, que, quand on est privé de lui, tout semble fade. J'étais terriblement 25 dépaysé. L'univers me faisait l'effet d'un désert sec et froid. Du moment que le christianisme n'était pas la

* Maintenant rue de l'Abbé-de-l'Épée.

ΙΟ

vérité, le reste me parut indifférent, frivole, à peine digne d'intérêt. L'écroulement de ma vie sur elle-même me laissait un sentiment de vide comme celui qui suit un accès de fièvre ou un amour brisé. La lutte qui m'avait occupé 5 tout entier avait été si ardente, que maintenant je trouvais tout étroit et mesquin. Le monde se montrait à moi

médiocre, pauvre en vertu. Ce que je voyais me semblait une chute, une décadence; je me crus perdu dans une fourmilière de pygmées.

Ma tristesse était redoublée par la douleur que j'avais été obligé de causer à ma mère. J'employai, pour lui arranger les choses de la manière qui pouvait lui être le moins pénible, quelques artifices auxquels j'eus peut-être tort de recourir. Ses lettres me déchiraient le cœur. Elle se figu15 rait ma position encore plus difficile qu'elle ne l'était, et, comme, en me gâtant malgré notre pauvreté, elle m'avait rendu très délicat, elle croyait qu'une vie rude et commune ne pourrait jamais m'aller. "Toi qu'une pauvre petite

souris empêchait de dormir, m'écrivait-elle, comment vas-tu 20 faire?"... Elle passait ses journées à chanter les cantiques de Marseille, qui étaient son livre de prédilection,* surtout le cantique de Joseph:

25

O Joseph, ô mon aimable

Fils affable,

Les bêtes t'ont dévoré;
Je perds avec toi l'envie

D'être en vie;

Le Seigneur soit adoré!

Quand elle m'écrivait cela, mon cœur était navré.

Dans

30 mon enfance, j'avais l'habitude de lui demander dix fois

* Recueil de cantiques du XVIe siècle, de la plus extrême naïveté.

par jour: "Maman, êtės-vous contente de moi?" Le sentiment d'un déchirement entre elle et moi m'était cruel. Je m'ingéniais alors à inventer des moyens pour lui prouver que j'étais toujours le même "fils affable" que par le passé. Peu à peu, la blessure se cicatrisa. Quand elle me vit rester 5 pour elle aussi bon et aussi tendre que je l'avais jamais été, elle admit volontiers qu'il y a plusieurs manières d'être prêtre et que rien n'était changé en moi que le costume; et c'était bien la vérité.

Mon ignorance du monde était complète. Tout ce qui 1 n'est pas dans les livres m'était inconnu. Comme, d'ailleurs, je n'ai jamais bien su que ce que j'ai appris à SaintSulpice, la conséquence a été qu'en affaires je suis toujours resté un enfant. Je ne fis donc aucun effort pour rendre ma situation aussi bonne que possible. Penser me parais- 15 sait l'objet unique de la vie. La carrière de l'instruction publique étant celle qui ressemble le plus à la cléricature, je la choisis presque sans réflexion. Certes, il était dur, après avoir touché à la plus haute culture de l'esprit et avoir occupé une place déjà honorée, de descendre au degré le 20 plus humble. Je savais mieux que personne en France, après M. Le Hir, la théorie comparée des langues sémitiques, et ma position était celle du dernier maître d'étude ; j'étais un savant et je n'étais pas bachelier. Mais la satisfaction intime de ma conscience me suffisait. Je n'eus 25 jamais, au sujet de mes résolutions décisives du mois d'octobre 1845, une ombre de regret.

Une récompense, d'ailleurs me fut réservée dès le lende- . main même de mon entrée dans la pension obscure où je devais occuper durant trois ans et demi la situation la plus 30 chétive. Parmi les élèves, il y en avait un qui, à raison de

ses succès et de son avancement, occupait un rang à part dans la maison. Il avait dix-huit ans, et déjà l'esprit philosophique, l'ardeur concentrée, la passion du vrai, la sagacité d'invention, qui plus tard devaient rendre son nom célèbre, 5 étaient visibles pour ceux qui le connaissaient; je veux parler de M. Berthelot.1 Ma chambre était contiguë à la sienne, et, dès le jour où nous nous connûmes, nous fûmes pris d'une vive amitié l'un pour l'autre. Notre ardeur d'apprendre était égale; nos cultures avaient été très 10 diverses.

Nous mîmes en commun tout ce que nous savions; il en résulta une petite chaudière où cuisaient ensemble des pièces assez disparates, mais où le bouillonnement était fort intense. Berthelot m'apprit ce qu'on n'enseignait pas au séminaire; de mon côté, je me mis en devoir 15 de lui apprendre la théologie et l'hébreu. Berthelot acheta une Bible hébraïque, qui est encore, je crois, non coupée dans sa bibliothèque. Je dois dire qu'il n'alla pas beaucoup au delà des shevas; 2 le laboratoire me fit bientôt une concurrence victorieuse. Notre honnêteté et notre droiture 20 s'embrassèrent. Berthelot me fit connaître son père, un de ces caractères de médecins accomplis comme Paris sait les produire. M. Berthelot père était chrétien gallican de l'ancienne école et d'opinions politiques très libérales. C'était le premier républicain que j'eusse vu; une telle apparition 25 m'étonna. Il était quelque chose de plus; je veux dire homme admirable par la charité et le dévouement. Il fit la carrière scientifique de son fils en lui permettant de se livrer,

1 Marcellin Berthelot (1827- ), eminent chemist, member of the Academy, etc.

2 I.e. he did not complete the study of the vowels. In Hebrew the sheva (sh'vā) is the "sign of rest," reminding one in some of its uses of French mute e. It may be either "simple" or "compound," etc.

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