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j'avoue franchement que je n'ai rien de complet à mettre à la place de son enseignement; mais je ne puis me dissimuler les points vulnérables que j'ai cru y trouver et sur lesquels on ne peut transiger, vu qu'il s'agit d'une doctrine où tout se tient et dont on ne peut détacher aucune partie.

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Je regrette quelquefois de n'être pas né dans un pays où les liens de l'orthodoxie fussent moins resserrés que dans les pays catholiques; car, à tout prix, je veux être chrétien, mais je ne puis être orthodoxe. Quand je vois des penseurs aussi libres et aussi hardis que Herder, Kant,1 Fichte,2 se dire chrétiens, j'aurais envie de l'être comme eux. 10 Mais le puis-je dans le catholicisme? C'est une barre de fer; on ne raisonne pas avec une barre de fer. Qui fondera parmi nous le christianisme rationnel et critique? Je vous avouerai que je crois avoir trouvé dans quelques écrivains allemands le vrai mode de christianisme qui nous convient. Puissé-je voir le jour où ce chris- 15 tianisme prendra une forme capable de satisfaire pleinement tous les besoins de notre temps! Puissé-je moi-même coopérer à cette grande œuvre ! Ce qui me désole, c'est que peut-être il faudra un jour être prêtre pour cela, et je ne peux me faire prêtre sans une coupable hypocrisie.

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Pardonnez-moi, monsieur, ces pensées, qui doivent vous paraître coupables. Vous le savez, tout cela n'a pas en moi une consistance dogmatique, et, au milieu de tous ces troubles, je tiens encore à l'Église, ma vieille mère. Je récite les psaumes avec cœur ; je passerais, si je me laissais aller, des heures dans les églises; la piété 25 douce, simple et pure me touche au fond du cœur ; j'ai même de vifs retours de dévotion. Tout cela ne peut coexister sans contradiction avec mon état général. Mais j'ai pris là-dessus franchement mon parti; je me suis débarrassé du joug importun de la conséquence, au moins provisoirement. Dieu me condamnera-t-il pour avoir admis 30 simultanément ce que réclament simultanément mes différentes facultés, quoique je ne puisse concilier leurs exigences contraires? N'y a-t-il pas des époques dans l'histoire de l'esprit humain où la contradiction est nécessaire ? Du moment que l'examen s'applique

1 Immanuel Kant (1724-1804); his Critique of Pure Reason appeared in 2 Johann Gottlieb Fichte, German philosopher (1762–1814).

1781.

aux vérités morales, il faut qu'on en doute, et pourtant, durant cette époque de transition, l'âme pure et noble doit encore être morale, grâce à une contradiction. C'est ainsi que je parviens par moments à être à la fois catholique et rationaliste; mais prêtre, je ne puis l'être : 5 on n'est pas prêtre par moments, on l'est toujours.

Les bornes d'une lettre m'obligent à terminer ici la longue confidence de mes luttes intérieures. Je bénis Dieu, qui me réservait de si pénibles épreuves, de m'avoir mis en rapports avec un esprit comme le vôtre, qui sait si bien les comprendre et à qui je peux les confier sans 10 réserve.

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M.*** fit à ma lettre une réponse pleine de cœur. n'y combattait plus que faiblement mon projet d'études libres. Ma sœur, dont la haute raison était, depuis des années, comme la colonne lumineuse qui marchait devant 15 moi, m'encourageait, du fond de la Pologne, par ses lettres pleines de droiture et de bon sens. Je pris ma résolution dans les derniers jours de septembre. Ce fut un acte de grande honnêteté; c'est maintenant ma joie et mon assurance d'y penser. Mais quel déchirement! De beaucoup, 20 c'était ma mère qui me faisait le plus saigner le cœur. J'étais obligé de lui porter un coup de poignard, sans pouvoir lui donner la moindre explication. Quoique fort intelligente à sa manière, ma mère n'était pas assez instruite pour comprendre qu'on changeât de foi religieuse parce 25 qu'on avait trouvé que les explications messianiques des frost Psaumes sont fausses, et que Gesenius, dans son commen

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taire sur Isaïe, a raison sur presque tous les points contre les orthodoxes. Certes, il m'en coûtait aussi beaucoup de contrister mes anciens maîtres de Bretagne, qui continu30 aient d'avoir pour moi une si vive affection. La question critique, telle qu'elle était posée dans mon esprit, leur eût paru quelque chose d'inintelligible, tant leur foi était simple

et absolue. Je partis donc pour Paris sans leur laisser entrevoir autre chose que des voyages à l'étranger et une interruption possible dans mes études ecclésiastiques.

Ces messieurs de Saint-Sulpice, habitués à une plus large vue des choses, ne furent pas trop surpris. M. Le Hir, qui 5 avait une confiance absolue dans l'étude, et qui savait de plus le sérieux de mes mœurs, ne me détourna pas de donner quelques années aux recherches libres dans Paris, et me traça le plan des cours du Collège de France et de l'École des langues orientales que je devais suivre. M. Carbon fut 10. peiné; il vit combien ma situation allait devenir difficile et me promit de chercher pour moi une position tranquille et honnête. Je trouvai chez M. Dupanloup cette grande et chaleureuse entente des choses de l'âme qui faisait sa supériorité. Je fus avec lui d'une extrême franchise. Le 15 côté scientifique lui échappa tout à fait ; quand je lui parlai de critique allemande, il fut surpris. Les travaux de M. Le Hir lui étaient presque inconnus. L'Écriture, à ses yeux, n'était utile que pour fournir aux prédicateurs des passages éloquents; or l'hébreu ne sert de rien pour cela. Mais 20 quel bon, grand et noble cœur ! J'ai là sous mes yeux un petit billet de sa main: "Avez-vous besoin de quelque argent? ce serait tout simple dans votre situation. Ma pauvre bourse est à votre disposition. Je voudrais pouvoir vous offrir des biens plus précieux . . . Mon offre, toute 25 simple, ne vous blessera pas, j'espère." Je le remerciai, et n'eus à cela aucun mérite. Ma sœur Henriette m'avait donné douze cents francs pour traverser ce moment difficile. Je les entamai à peine. Mais cette somme, en m'enlevant l'inquiétude immédiate pour le lendemain, fut la base de 30 l'indépendance et de la dignité de toute ma vie.

Je descendis donc, pour ne plus les remonter en soutane, les marches du séminaire Saint-Sulpice, le 6 octobre 1845; je traversai la place au plus court et gagnai rapidement l'hôtel qui occupait alors l'angle nord-ouest de l'esplanade 5 actuelle, laquelle n'était pas encore dégagée.

VI

PREMIERS PAS HORS DE SAINT-SULPICE

I

J'AI dit comment, le 6 octobre 1845, je quittai définitivement le séminaire de Saint-Sulpice et j'allai prendre une chambre à l'hôtel le plus voisin. Je ne sais pas quel était le nom de cet hôtel; on l'appelait toujours "l'hôtel de mademoiselle Céleste," du nom de la personne recomman- 5 dable qui en avait l'administration ou la propriété.

C'était sûrement un hôtel unique dans Paris que celui de mademoiselle Céleste, une espèce d'annexe du séminaire, où la règle du séminaire se continuait presque. On n'y était reçu que sur une recommandation de ces messieurs 10 ou de quelque autorité pieuse. C'était le lieu de séjour momentané des élèves qui, en entrant au séminaire ou en en sortant, avaient besoin de quelques jours libres; les ecclésiastiques en voyage, les supérieures de couvent qui avaient des affaires à Paris, y trouvaient un asile commode et à bon 15 marché. La transition de l'habit ecclésiastique à l'habit laïque est comme le changement d'état d'une chrysalide; il y faut un peu d'ombre. Certes, si quelqu'un pouvait nous dire tous les romans silencieux et discrets que couvrit ce vieil hôtel maintenant disparu, nous aurions d'intéressantes 20 confidences. Il ne faudrait cependant pas que les conjectures des romanciers fissent fausse route. Je me rappelle mademoiselle Céleste; dans le souvenir reconnaissant que

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