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dues en moi. Par une petite pédanterie d'hébraïsant,
j'appelai cette crise de mon existence Nephtali (Lucta
mea, Genèse, xxx, 8), et je me redisais souvent le dicton
hébraïque: Naphtoule elohim niphtalti: "J'ai lutté des
luttes de Dieu." Mes sentiments intérieurs n'étaient pas 5
changés; mais, chaque jour, une maille du tissu de ma
foi se rompait. L'immense travail auquel je me livrais
m'empêchait de tirer les conséquences; ma conférence
d'hébreu m'absorbait; j'étais comme un homme dont la
respiration est suspendue. Mon directeur, à qui je com- 10
muniquais mes troubles, me disait exactement comme M.
Gosselin à Issy: "Tentations contre la foi! N'y faites pas
attention; allez droit devant vous." Il me fit lire un jour
la lettre que saint François de Sales écrivait à madame de
Chantal: 2 "Ces tentations ne sont que des afflictions 15
comme les autres. Sachez que j'ai vu peu de personnes
avoir été avancées sans cette épreuve; il faut avoir patience.
Il ne faut nullement répondre, ni faire semblant d'entendre
ce que l'ennemi dit. Qu'il clabaude tant qu'il voudra à la
porte, il ne faut pas seulement dire: "Qui va là?"

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La pratique des directeurs ecclésiastiques est, en effet, le plus souvent, de conseiller à celui qui avoue des doutes contre la foi de ne pas y faire attention. Loin de reculer les vœux pour ce motif, ils les précipitent, pensant que ces troubles disparaissent quand il n'est plus temps d'y donner 25 suite, et que les soucis de la vie active du ministère chassent plus tard ces hésitations spéculatives. Ici, je dois le dire, je trouvai la sagesse de mes pieux directeurs un peu 1" "My wrestling."

2 1572-1617; grandmother of Madame de Sévigné. Her Letters make constant mention of François de Sales. She founded the order of the Visitation and was canonized in 1767.

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en défaut. Mon directeur de Paris, homme très éclairé cependant, voulait que je prisse résolument le sous-diaconat, le premier des ordres sacrés constituant un lien irrévocable. Je refusai net. Quant aux premiers degrés de la clérica5 ture, je lui avais obéi. C'est lui-même qui me fit remarquer que la formule exacte de l'engagement qu'ils impliquent est contenue dans les paroles du psaume qu'on prononce : Dominus pars hæreditatis meæ et calicis mei. Tu est qui restitues hæreditatem meam mihi. Eh bien, la main sur la 10 conscience, cet engagement-là, je n'y ai jamais manqué. Je n'ai jamais eu d'autre intérêt que celui de la vérité, et j'y ai fait des sacrifices. Une idée élevée m'a toujours soutenu dans la direction de ma vie; si bien même, que l'héritage que Dieu devrait me rendre, d'après notre arrange15 ment réciproque, ma foi! je l'en tiens quitte. Mon lot a été bon, et je peux ajouter en continuant le psaume: Portio cecidit mihi in præclaris; etenim hæreditas mea præclara est mihi.2

*

Mon ami du séminaire de Saint-Brieuc, après de grandes 20 hésitations, s'était décidé à prendre les ordres sacrés. Je retrouve la lettre que je lui écrivis à ce sujet le 29 mars 1844, dans un moment où mes doutes sur la foi me laissaient un calme relatif.

J'ai été heureux, mais non surpris, en apprenant que tu avais fait le 25 pas décisif. Les inquiétudes dont tu étais agité devront toujours

nature.

* Il se nommait François Liart. C'était une très honnête et très droite Il mourut à Tréguier dans les derniers jours de mars 1845. 1"The Lord is the portion of mine inheritance and of my cup: thou maintainest my lot." - Psal. xvi. 5.

2 "The lines are fallen unto me in pleasant places; yea, I have a goodly heritage." - Psal. xvi. 6. Instead of portio cecidit the Vulgate has funes ceciderunt.

s'élever dans l'âme de celui qui envisage sérieusement la portée du sacerdoce chrétien. Ce sont des épreuves pénibles, mais au fond honorables et salutaires, et je n'estimerais pas beaucoup celui qui arriverait au sacerdoce sans les avoir traversées. . . . Je t'ai dit comment une force indépendante de moi ébranlait en moi les croyances 5 qui ont fait jusqu'ici le fondement de ma vie et de mon bonheur. Oh! mon ami, que ces tentations sont cruelles et comme j'aurais des entrailles de compassion, si Dieu m'amenait jamais quelque malheureux qui en fût travaillé ! Comme ceux qui ne les ont pas éprouvées sont maladroits envers ceux qui en souffrent! Cela est ro tout simple; on ne sent bien que ce qu'on a éprouvé, et ce sujet est si délicat, que je ne crois pas qu'il y ait deux hommes au monde plus incapables de s'entendre qu'un croyant et un doutant, quand ils se trouvent en face l'un de l'autre, quelles que soient leur bonne foi et même leur intelligence. Ils parlent deux langues inintelligibles, si la 15 grâce de Dieu n'intervient entre eux comme interprète. Je ne reviens pas, mon cher ami, en songeant qu'avant un an tu seras prêtre, toi, mon cher Liart, qui as été mon condisciple, mon ami d'enfance. Nous voilà plus qu'à moitié de notre vie, selon l'ordre ordinaire, et l'autre moitié ne sera probablement pas la plus agréable. Comme cela 20 nous engage à regarder ce qui passe comme n'étant pas et à supporter patiemment des peines de quelques jours, dont nous rirons dans quelques années et auxquelles nous ne penserons pas dans l'éternité ! Vanité des vanités!

Un an après, le mal que je croyais passager avait envahi 25 ma conscience tout entière. Le 22 mars 1845, j'écrivis à mon ami, une lettre qu'il ne put lire. Il était mourant quand elle lui parvint.

Ma position au séminaire n'a reçu, depuis nos derniers entretiens, aucun changement bien sensible. J'ai la faculté d'assister régulière- 30 ment au cours de syriaque de M. Quatremère, au Collège de France, et j'y trouve un intérêt extrême. Cela me sert à bien des fins: d'abord à acquérir des connaissances belles et utiles, puis à me distraire de cer

1 "I can't get over my surprise."

taines choses en m'occupant à d'autres. . . . Il ne manquerait rien à mon bonheur, si les désolantes pensées que tu sais ne m'affligeaient continuellement l'âme, et cela selon une effroyable progression d'accroissement. Je suis bien décidé à ne pas accepter le sous-diaconat à 5 la prochaine ordination. Cela ne devra paraître singulier à personne, puisque l'âge m'obligerait à mettre un intervalle entre mes ordres. Du reste, que m'importe l'opinion? Il faut que je m'habitue à la braver pour être prêt à tout sacrifice. Je passe bien des moments cruels; cette semaine sainte, surtout, a été pour moi douloureuse ; Io car toute circonstance qui m'arrache à ma vie ordinaire me replonge dans mes anxiétés. Je me console en pensant à Jésus, si beau, si pur, si idéal en sa souffrance, qu'en toute hypothèse j'aimerai toujours. Même si je venais à l'abandonner, cela devrait lui plaire; car ce serait un sacrifice fait à la conscience, et Dieu sait s'il me coûterait!

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Je crois que toi, du moins, tu saurais le comprendre. Oh! mon ami, que l'homme est peu libre dans le choix de sa destinée! Voici un enfant qui n'agit encore que par impulsion et imitation; et c'est à cet âge qu'on lui fait jouer sa vie ; une puissance supérieure l'enlace dans d'indissolubles liens; elle poursuit son travail en silence, et, 20 avant qu'il commence à se connaître, il est lié sans savoir comment. A un certain âge, il se réveille; il veut agir. Impossible . . . ; ses bras et ses mains sont pris dans d'inextricables réseaux; c'est Dieu même qui le serre, et la cruelle opinion est là, faisant un irrévocable arrêt des velléités de son enfance, et elle rira de lui s'il veut quitter le 25 jouet qui amusa ses premières années. Oh! encore s'il n'y avait que l'opinion! Mais tous les liens les plus doux de la vie entrent dans le tissu du filet qui l'entoure, et il faudra qu'il arrache la moitié de son cœur, s'il veut s'en délivrer. Que de fois j'ai désiré que l'homme naquit ou tout à fait libre ou dénué de liberté. Il serait moins à 30 plaindre s'il naissait comme la plante invariablement fixée au sol qui doit la nourrir. Avec ce lambeau de liberté, il est assez fort pour résister, pas assez pour agir. . . . O mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné? Comment concilier tout cela avec l'empire d'un père? Il y a là des mystères, mon ami. Heureux qui peut ne 35 les sonder qu'en spéculation!

Il faut que tu sois bien mon ami pour que je te dise tout cela. Je

n'ai pas besoin de te demander le silence. Tu comprends qu'il faut des ménagements pour ma mère. J'aimerais mieux mourir que de lui causer une minute de peine. O Dieu, aurai-je la force de lui préférer mon devoir ? Je te la recommande; elle aime beaucoup tes attentions; c'est le plus grand service que tu puisses me rendre.

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V

J'arrivai ainsi aux vacances de 1845, que j'allai passer, comme les précédentes, en Bretagne. Là, j'eus beaucoup plus de temps pour réfléchir. Les grains de sable de mes doutes s'agglomérèrent et devinrent un bloc. Mon directeur, qui, avec les meilleures intentions du monde, me conseillait 10 mal, n'était plus auprès de moi. Je cessai de prendre part aux sacrements de l'Église, tout en ayant le même goût que par le passé pour ses prières. Le christianisme m'apparaissait comme plus grand que jamais; mais je ne maintenais plus le surnaturel que par un effort d'habitude, par une sorte 15 de fiction avec moi-même. L'oeuvre de la logique était finie; l'œuvre de l'honnêteté commençait. Durant deux mois à peu près, je fus protestant; je ne pouvais me résoudre à quitter tout à fait la grande tradition religieuse dont j'avais vécu jusque-là; je rêvais des réformes futures, 20 où la philosophie du christianisme, dégagée de toute scorie dross superstitieuse et conservant néanmoins son efficacité morale (là était mon rêve), resterait la grande école de l'humanité et son guide vers l'avenir. Mes lectures allemandes m'entretenaient dans ces pensées. Herder était l'écrivain 25 allemand que je connaissais le mieux. Ses vastes vues m'enchantaient, et je me disais avec un vif regret: "Ah! que

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1 German philosopher, etc. (1744-1803). His influence is visible in Renan's ideas on the origin of language and the philosophy of history.

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