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Tout entière construction du XIIe siècle, la théologie resscmble à une cathédrale gothique: elle en a la grandeur, les vides immenses et le peu de solidité. Ni les Pères de l'Église, ni les écrivains chrétiens de la première moitié du moyen âge ne songèrent à dresser une exposition systématique des dogmes chrétiens dispensant de lire la Bible avec suite. La Somme1 de saint Thomas d'Aquin, résumé de la scolastique antérieure, est comme un immense casier, qui, si le catholicisme est éternel, servira à tous les siècles: les 10 décisions des conciles et des papes à venir y ayant leur place en quelque sorte d'avance étiquetée. Il ne peut être question de progrès dans un tel ordre d'exposition. Au xvre siècle, le concile de Trente détermine une foule de points qui étaient jusque-là controversables; mais chacun 15 de ces anathèmes avait déjà sa rubrique ouverte dans l'immense cadre de saint Thomas. Melchior Canus 2 et Suarès 3 refont la Somme sans y rien ajouter d'essentiel. Au xvire et au XVIIIe siècle, la Sorbonne compose, pour l'usage des écoles, des traités commodes, qui ne sont le plus souvent 20 que la Somme remaniée et amoindrie. Partout ce sont les mêmes textes découpés et séparés de ce qui les explique, les mêmes syllogismes triomphants, mais posant sur le vide, les mêmes défauts de critique historique, provenant de la confusion des dates et des milieux.

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La théologie se divise en dogmatique et en morale. La théologie dogmatique, outre les Prolégomènes comprenant les discussions relatives aux sources de l'autorité divine, se divise en quinze traités ayant pour objet tous les dogmes du

1 See p. 116, note 3.

2 Spanish theologian; Bishop of the Canaries (1523-1560).
3 Spanish Jesuit and theologian (1548–1617).

christianisme. A la base est le traité de la Vraie Religion, où l'on essaye de démontrer le caractère surnaturel de la religion chrétienne, c'est-à-dire des Écritures révélées et de l'Église. Puis tous les dogmes se prouvent par l'Écriture, par les conciles, par les Pères, par les théologiens. Il ne 5 faut pas nier qu'un rationalisme très avoué ne soit au fond de tout cela. Si la scolastique est fille de saint Thomas d'Aquin, elle est petite-fille d'Abélard. Dans un tel système, la raison est avant toute chose, la raison prouve la révélation, la divinité de l'Écriture et l'autorité de l'Église. 10 Cela fait, la porte est ouverte à toutes les déductions. Le seul accès de colère que Saint-Sulpice ait éprouvé, depuis qu'il n'y a plus de jansénisme, fut contre M. de Lamennais, le jour où cet exalté vint dire qu'il faut débuter, non par la raison, mais par la foi. Et qui reste juge en dernier lieu 15 des titres de la foi, si ce n'est la raison?

La théologie morale se compose d'une douzaine de traités, comprenant tout l'ensemble de la morale philosophique et du droit, complétés par la révélation et les décisions de l'Église. Tout cela fait une sorte d'encyclopédie très forte-20 ment enchaînée. C'est un édifice dont les pierres sont liées par des tenons en fer; mais la base est d'une faiblesse extrême. Cette base, c'est le traité de la Vraie Religion, lequel est tout à fait ruineux. Car non seulement on n'arrive pas à établir que la religion chrétienne soit plus 25 particulièrement que les autres divine et révélée, mais on ne réussit pas à prouver que, dans le champ de la réalité attingible à nos observations, il se soit passé un événement surnaturel, un miracle. L'inexorable phrase de M. Littré: Quelque recherche qu'on ait faite, jamais un miracle ne 30 s'est produit là où il pouvait être observé et constaté," cette

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phrase, dis-je, est un bloc qu'on ne remuera point. On ne saurait prouver qu'il soit arrivé un miracle dans le passé, et nous attendrons sans doute longtemps avant qu'il s'en produise un dans les conditions correctes qui seules donneraient à un esprit juste la certitude de ne pas être trompé.

En admettant la thèse fondamentale du traité de la Vraie Religion, le champ de bataille est restreint; mais la bataille est loin d'être finie. La lutte est maintenant avec les protestants et les sectes dissidentes, qui, tout en admettant les 10 textes révélés, refusent d'y voir les dogmes dont l'Église catholique s'est chargée avec les siècles. Ici, la controverse porte sur des milliers de points; son bilan se chiffre en défaites sans nombre. L'Église catholique s'oblige à soutenir que ses dogmes ont toujours existé tels qu'elle les en15 seigne, que Jésus a institué la confession, l'extrême-onction, le mariage; qu'il a enseigné ce qu'ont décidé plus tard les conciles de Nicée1 et de Trente. Rien de plus inadmissible. Le dogme chrétien s'est fait, comme toute chose, lentement, peu à peu, par une sorte de végétation intime. La théo20 logie, en prétendant le contraire, entasse contre elle des montagnes d'objections, s'oblige à rejeter toute critique. J'engage les personnes qui voudraient se rendre compte de cela à lire dans une Théologie le traité des sacrements: elles y verront par quelles suppositions gratuites, dignes des 25 Évangiles apocryphes, de Marie d'Agreda, ou de Catherine Emmerich,2 on arrive à prouver que tous les sacrements ont été établis par Jésus-Christ à un moment de sa vie. Les

1 Was convoked by Constantine (A.D. 325) and drew up the Nicene Creed.

2 German mystic (1774-1824). She is said, like St. Francis, to have had on her body the marks of the crucifixion (stigmata).

discussions sur la matière et la forme 1 des sacrements prêtent aux mêmes observations. L'obstination à trouver en toute chose la matière et la forme date de l'introduction de l'aristotélisme en théologie au XIIe siècle. Or on encourait les censures ecclésiastiques, si l'on repoussait cette application 5 rétrospective de la philosophie d'Aristote aux créations liturgiques de Jésus.

L'intuition du devenir, dans l'histoire comme dans la nature, était dès lors l'essence de ma philosophie. Mes doutes ne vinrent pas d'un raisonnement, ils vinrent de dix 10 mille raisonnements. L'orthodoxie a réponse à tout et n'avoue pas une bataille perdue. Certes, la critique ellemême veut que, dans certains cas, on admette une réponse subtile comme valable. Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable. Une réponse subtile peut être vraie. Deux 15 réponses subtiles peuvent même à la rigueur être vraies à la fois. Trois, c'est plus difficile. Quatre, c'est presque impossible. Mais que, pour défendre la même thèse, dix, cent, mille réponses subtiles doivent être admises comme vraies à la fois, c'est la preuve que la thèse n'est pas bonne. 20 Le calcul des probabilités appliqué à toutes ces petites banqueroutes de détail est pour un esprit sans parti pris d'un effet accablant. Or Descartes m'avait enseigné que la première condition pour trouver la vérité est de n'avoir aucun parti pris. L'œil complètement achromatique est seul fait 25 pour apercevoir la vérité dans l'ordre philosophique, politique et moral.

1 "Form," in the scholastic sense, is the essential determinant principle of each object; "matter" is what is possessed in common by all objects. 2 Quoted from Boileau, Art poétique, III., 48.

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III

La lutte théologique prenait pour moi un caractère particulier de précision sur le terrain des textes censés révélés. L'enseignement catholique, se croyant sûr de lui-même, acceptait la bataille sur ce champ, comme sur les autres, 5 avec une parfaite bonne foi. La langue hébraïque était ici l'instrument capital, puisque, des deux Bibles chrétiennes, l'une est en hébreu et que, même pour le Nouveau Testament, il n'y a pas de complète exégèse sans la connaissance de l'hébreu.

L'étude de l'hébreu n'était pas obligatoire au séminaire ; elle était même suivie par un très petit nombre d'élèves. En 1843-1844, M. Garnier fit encore, dans sa chambre, le cours supérieur, celui où l'on expliquait les textes difficiles à deux ou trois élèves. M. Le Hir, depuis quelques années, 15 faisait le cours de grammaire. Je m'inscrivis tout d'abord. La philologie exacte de M. Le Hir m'enchanta. Il se montra pour moi plein d'attentions; il était Breton comme moi; nos caractères avaient beaucoup de ressemblance; au bout de quelques semaines, je fus son élève presque unique. 20 Son exposition de la grammaire hébraïque, avec comparaison des autres idiomes sémitiques, était admirable. “Je le regarde comme un vrai savant, écrivais-je à mon ami du séminaire de Saint-Brieuc. Si Dieu lui donne encore dix ans de vie, ce qui malheureusement semble douteux, nous 25 pourrons l'opposer à ce que la science critique de l'Allemagne a de plus colossal. L'étude de l'hébreu est, par ses leçons, singulièrement facilitée. Je suis tombé de surprise quand je me suis trouvé en présence de cette langue si

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