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TRÉGUIER, ma ville natale, est un ancien monastère fondé, dans les dernières années du ve siècle, par saint Tudwal ou Tual, un des chefs religieux de ces grandes émigrations qui portèrent dans la péninsule armoricaine le nom, la race et les institutions religieuses de l'île de Bretagne. Une forte 5 couleur monacale était le trait dominant de ce christianisme britannique. Il n'y avait pas d'évêques, au moins parmi les émigrés. Leur premier soin après leur arrivée sur le sol de la péninsule hospitalière, dont la côte septentrionale devait être alors très peu peuplée, fut d'établir de grands couvents 10 dont l'abbé exerçait sur les populations environnantes la cure pastorale. Un cercle sacré d'une ou deux lieues, qu'on appelait le minihi, entourait le monastère et jouissait des plus précieuses immunités.

Les monastères, en langue bretonne, s'appelaient pabu, 15 du nom des moines (papa). Le monastère de Tréguier s'appelait ainsi Pabu-Tual. Il fut le centre religieux de toute la partie de la péninsule qui s'avance vers le nord. Les monastères analogues de Saint-Pol-de-Léon, de Saint-Brieuc, de Saint-Malo, de Saint-Samson, près de Dol, jouaient sur 20

toute la côte un rôle du même genre.

Ils avaient, si on peut s'exprimer ainsi, leur diocèse; on ignorait complètement, dans ces contrées séparées du reste de la chrétienté, le pouvoir de Rome et les institutions religieuses qui ré5 gnaient dans le monde latin, en particulier dans les villes gallo-romaines de Rennes et de Nantes, situées tout près de là.

Quand Noménoé, au Ixe siècle, organisa pour la première fois d'une manière un peu régulière cette société d'émigrés 10 à demi sauvages, et créa le duché de Bretagne en réunissant au pays qui parlait breton la marche de Bretagne, établie par les carlovingiens pour contenir les pillards de l'Ouest, il sentit le besoin d'étendre à son duché l'organisation religieuse du reste du monde. Il voulut que la côte du nord eût 15 des évêques, comme les pays de Rennes, de Nantes et de Vannes. Pour cela, il érigea en évêchés les grands monastères de Saint-Pol-de-Léon, de Tréguier, de Saint-Brieuc, de Saint-Malo, de Dol. Il eût bien voulu aussi avoir un archevêque et former ainsi une province ecclésiastique à 20 part. On employa toutes les pieuses fraudes pour prouver que saint Samson avait été métropolitain; mais les cadres de l'Église universelle étaient déjà trop arrêtés pour qu'une telle intrusion pût réussir, et les nouveaux évêchés furent obligés de s'agréger à la province gallo-romaine la plus voisine: celle de Tours.

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Le sens de ces origines obscures se perdit avec le temps. De ce nom de Pabu Tual, Papa Tual, retrouvé, dit-on, sur d'anciens vitraux, on conclut que saint Tudwal avait été pape. On trouva la chose toute simple. Saint Tudwal fit 30 le voyage de Rome; c'était un ecclésiastique si exemplaire que, naturellement, les cardinaux, ayant fait sa connaissance,

le choisirent pour le siège vacant.

De pareilles choses arri

Les

vent tous les jours . . . Les personnes pieuses de Tréguier étaient très fières du pontificat de leur saint patron. ecclésiastiques modérés avouaient cependant qu'il était difficile de reconnaître, dans les listes papales, le pontife qui, 5 avant son élection, s'était appelé Tudwal.

Il se forma naturellement une petite ville autour de l'évêché; mais la ville laïque, n'ayant pas d'autre raison d'être que l'église, ne se développa guère. Le port resta insignifiant; il ne se constitua pas de bourgeoisie aisée. 10 Une admirable cathédrale s'éleva vers la fin du xe siècle ; les couvents pullulèrent à partir du xvir® siècle. Des rues enfières étaient formées des longs et hauts murs de ces demeures cloîtrées. L'évêché, belle construction du xvII® siècle, et quelques hôtels de chanoines étaient les seules 15 maisons civilement habitables. Au bas de la ville, à l'entrée de la Grand'Rue, flanquée de constructions en tourelles, se groupaient quelques auberges destinées aux gens de mer.

Ce n'est que peu de temps avant la Révolution qu'une 20 petite noblesse s'établit à côté de l'évêché; elle venait en grande partie des campagnes voisines. La Bretagne a eu deux noblesses bien distinctes. L'une a dû son titre au roi de France, et a montré au plus haut degré les défauts et les qualités ordinaires de la noblesse française; l'autre était 25 d'origine celtique et vraiment bretonne. Cette dernière comprenait, dès l'époque de l'invasion, les chefs de paroisse, les premiers du peuple, de même race que lui, possédant par héritage le droit de marcher à sa tête et de le représenter. Rien de plus respectable que ce noble de campagne 30 quand il restait paysan, étranger à l'intrigue et au souci de

s'enrichir; mais, quand il venait à la ville, il perdait presque toutes ses qualités, et ne contribuait plus que médiocrement à l'éducation intellectuelle et morale du pays.

La Révolution, pour ce nid de prêtres et de moines, fut 5 en apparence un arrêt de mort. Le dernier évêque de Tréguier sortit un soir par une porte de derrière du bois qui avoisine l'évêché, et se réfugia en Angleterre. Le Concordat1 supprima l'évêché. La pauvre ville décapitée n'eut pas même un sous-préfet; on lui préféra Lannion et Guingamp, 10 villes plus profanes, plus bourgeoises; mais de grandes constructions, aménagées de façon à ne pouvoir servir qu'à une seule chose, reconstituent presque toujours la chose pour laquelle elles ont été faites. Au moral, il est permis de dire ce qui n'est par vrai au physique: quand les creux d'une 15 coquille sont très profonds, ces creux ont le pouvoir de reformer l'animal qui s'y était moulé. Les immenses édifices monastiques de Tréguier se repeuplèrent; l'ancien séminaire servit à l'établissement d'un collège ecclésiastique très estimé dans toute la province. Tréguier, en peu d'an20 nées, redevint ce que l'avait fait saint Tudwal treize cents ans auparavant, une ville tout ecclésiastique, étrangère au commerce, à l'industrie, un vaste monastère où nul bruit du dehors ne pénétrait, où l'on appelait vanité ce que les autres hommes poursuivent, et où ce que les laïques appellent chi25 mère passait pour la seule réalité.

C'est dans ce milieu que se passa mon enfance, et j'y contractai un indestructible pli. Cette cathédrale, chef

1 The "Concordat " here referred to was concluded between Napoleon and Pius VII., July, 1801, and established the relations between church and state in France on lines that remain substantially unchanged to the present day. See also p. 75, note I.

d'œuvre de légèreté, fol essai pour réaliser en granit un
idéal impossible, me faussa tout d'abord. Les longues
heures que j'y passais ont été la cause de ma complète inca-
pacité pratique. Ce paradoxe architectural a fait de moi un
homme chimérique, disciple de saint Tudwal, de saint Iltud 5
et de saint Cadoc, dans un siècle où l'enseignement de ces
saints n'a plus aucune application. Quand j'allais à Guin-
gamp, ville plus laïque, et où j'avais des parents dans la
classe moyenne, j'éprouvais de l'ennui et de l'embarras.
Là, je ne me plaisais qu'avec une pauvre servante, à qui je 10
lisais des contes. J'aspirais à revenir à ma vieille ville
sombre, écrasée par sa cathédrale, mais où l'on sentait vivre
une forte protestation contre tout ce qui est plat et banal.
Je me retrouvais moi-même, quand j'avais revu mon haut
clocher, la nef aiguë, le cloître et les tombes du xve siècle 15
qui y sont couchées; je n'étais à l'aise que dans la com-
pagnie des morts, près de ces chevaliers, de ces nobles
dames, dormant d'un sommeil calme, avec leur levrette à
leurs pieds et un grand flambeau de pierre à la main.

Les environs de la ville présentaient le même caractère 20 religieux et idéal. On y nageait en plein rêve, dans une atmosphère aussi mythologique au moins que celle de Béprincipal narès ou de Jagatnata. L'église de Saint-Michel, du seuil holy de laquelle on apercevait la pleine mer, avait été détruite Hindus par la foudre, et il s'y passait encore des choses merveil- 25 leuses. Le jeudi saint, on y conduisait les enfants pour voir les cloches aller à Rome. On nous bandait les yeux, et alors il était beau de voir toutes les pièces du carillon, par ordre de grandeur, de la plus grosse à la plus petite, revê

1 A more correct form than the English Juggernaut (Sanskrit Jagannatha, "Lord of the Earth," here an epithet of Vishnu).

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