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et de Montalembert,' ni la profonde passion de Lamennais; l'humanisme, la bonne éducation, étaient ici le but, la fin, le terme de toute chose; la faveur des gens du monde bien élevés devenait le suprême critérium du bien. De part et 5 d'autre, absence complète de théologie. On se contentait de la révérer de loin. Les études théologiques de ces hommes distingués avaient été très faibles. Leur foi était vive et sincère; mais c'était une foi implicite, ne s'occupant guère des dogmes qu'il faut croire. Ils sentaient le peu de 10 succès qu'aurait la scolastique auprès du seul public dont ils se préoccupaient, le public mondain et assez frivole qu'a devant lui un prédicateur de Saint-Roch2 ou de Saint-Thomas d'Aquin.2

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C'est dans ces dispositions d'esprit que M. de Quélen remit entre les mains de M. Dupanloup l'austère et obscure maison de l'abbé Frère et d'Adrien de Bourdoise. Le petit séminaire de Paris n'avait été jusque-là, aux termes du Concordat, que la pépinière des prêtres de Paris, pépinière bien insuffisante, strictement limitée à l'objet que la loi lui 20 prescrivait. C'était bien autre chose que rêvait le nouveau supérieur porté par le choix de l'archevêque à la fonction, peu recherchée, de diriger les études des jeunes clercs. Tout lui parut à reconstruire, depuis les bâtiments, où le marteau ne laissa d'entier que les murs, jusqu'au plan des 25 études, que M. Dupanloup réforma de fond en comble. Deux points essentiels résumèrent sa pensée. D'abord, il vit qu'un petit séminaire tout ecclésiastique n'avait à Paris.

11810-1870. The most brilliant orator of the Catholic party in the Upper House during the July monarchy.

2 Churches representing respectively the Faubourg Saint-Honoré and the Faubourg Saint-Germain.

aucune chance de succès, et ne suffirait jamais au recrutement du diocèse. Il conçut l'idée, par des informations s'étendant surtout à l'ouest de la France et à la Savoie, son pays natal, d'amener à Paris les sujets d'espérance qui lui étaient signalés. Puis il voulut que sa maison fût une 5 maison d'éducation modèle telle qu'il la concevait, et non plus un séminaire au type ascétique et clérical. Il prétendit, chose délicate peut-être, que la même éducation servît aux jeunes clercs et aux fils des premières familles de France. La réussite de la difficile affaire de la rue Saint-Florentin 10 l'avait mis à la mode dans le monde légitimiste; quelques relations avec le monde orléaniste lui assuraient une autre clientèle dont il n'était pas bon de se priver. A l'affût de tous les vents de la mode et de la publicité, il ne négligeait rien de ce qui avait la faveur du moment. Sa conception 15 du monde était très aristocratique; mais il admettait trois aristocraties, la noblesse, le clergé et la littérature. Ce qu'il voulait, c'était une éducation libérale, pouvant convenir également au clergé et à la jeunesse du faubourg Saint-Germain, sur la base de la piété chrétienne et des lettres classiques. 20 L'étude des sciences était à peu près exclue; il n'en avait pas la moindre idée.

La vieille maison de la rue Saint-Victor fut ainsi, pendant quelques années, la maison de France où il y eut le plus de noms historiques ou connus; y obtenir une place pour un 25 jeune homme était une grâce chèrement marchandée. Les sommes très considérables dont les familles riches achetaient cette faveur servaient à l'éducation gratuite des jeunes gens sans fortune qui étaient signalés par des succès constants. La foi absolue de M. Dupanloup dans les études classiques 30 se montrait en ceci. Ces études, pour lui, faisaient partie

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de la religion. La jeunesse destinée à l'état ecclésiastique et la jeunesse destinée au premier rang social lui paraissaient devoir être élevées de la même manière. Virgile lui semblait faire partie de la culture intellectuelle d'un prêtre au moins autant que la Bible. Pour une élite de la jeunesse. cléricale, il espérait qu'il sortirait de ce mélange avec des jeunes gens du monde, soumis aux mêmes disciplines, une teinture et des habitudes plus distinguées que celles qui résultent de séminaires peuplés uniquement d'enfants pauvres 10 et de fils de paysans. Le fait est qu'il réalisa sous ce rapport des prodiges. Composée de deux éléments en apparence inconciliables, la maison avait une parfaite unité. L'idée que le talent primait tout le reste étouffait les divisions, et, au bout de huit jours, le plus pauvre garçon dé15 barqué de province, gauche, embarrassé, s'il faisait un bon thème ou quelques vers latins bien tournés, était l'objet de l'envie du petit millionnaire qui payait sa pension sans s'en douter.

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En cette année 1838, j'obtins justement, au collège de Tréguier, tous les prix de ma classe. Le palmarès 1 tomba sous les yeux d'un des hommes éclairés que l'ardent capitaine employait à recruter sa jeune armée. En une minute, mon sort fut décidé. "Faites-le venir," dit l'impétueux supérieur. J'avais quinze ans et demi; nous n'eûmes pas 25 le temps de la réflexion. J'étais en vacances chez un ami, dans un village près de Tréguier; le 4 septembre, dans l'après-midi, un exprès vint me chercher. Je me rappelle ce retour comme si c'était d'hier. Il y avait une lieue à faire à pied à travers la campagne. Les sonneries pieuses 30 de l'Angelus du soir, se répondant de paroisse en paroisse,

1 "Prize-list."

versaient dans l'air quelque chose de calme, de doux et de mélancolique, image de la vie que j'allais quitter pour toujours. Le lendemain, je partais pour Paris; le 7, je vis des choses aussi nouvelles pour moi que si j'avais été jeté brusquement en France de Tahiti ou de Tombouctou.

III

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Oui, un lama bouddhiste ou un faquir musulman, transporté en un clin d'œil d'Asie en plein boulevard, serait moins surpris que je ne le fus en tombant subitement dans un milieu aussi différent de celui de mes vieux prêtres de Bretagne, têtes vénérables, totalement devenues de bois ou 10 de granit, sortes de colosses osiriens1 semblables à ceux que je devais admirer plus tard en Égypte, se développant en longues allées, grandioses en leur béatitude. Ma venue à Paris fut le passage d'une religion à une autre. Mon christianisme de Bretagne ne ressemblait pas plus à celui 15 que je trouvais ici qu'une vieille toile, dure comme une planche, ne ressemble à de la percale. Ce n'était pas la même religion. Mes vieux prêtres, dans leur lourde chape romane, m'apparaissaient comme des mages, ayant les paroles de l'éternité; maintenant, ce qu'on me présentait, 20 c'était une religion d'indienne et de calicot, une piété musquée, enrubannée, une dévotion de petites bougies et de petits pots de fleurs, une théologie de demoiselles, sans solidité, d'un style indéfinissable, composite comme le frontispice polychrome d'un livre d'Heures de chez Lebel.2 25 Ce fut la crise la plus grave de ma vie. Le Breton jeune 1 "Osiris-like."

2 One of the many dealers in religious books and church ornaments of the Saint-Sulpice quarter.

est difficilement transplantable. La vive répulsion morale que j'éprouvais, compliquée d'un changement total dans le régime et les habitudes, me donna le plus terrible accès de nostalgie. L'internat me tuait. Les souvenirs de la vie 5 libre et heureuse que j'avais jusque-là menée avec ma mère me perçaient le cœur. Je n'étais pas le seul à souffrir. M. Dupanloup n'avait pas calculé toutes les conséquences de ce qu'il faisait. Sa manière d'agir, impérieuse à la façon d'un général d'armée, ne tenait pas compte des 10 morts et des malades parmi ses jeunes recrues. Nous nous

communiquions nos tristesses. Mon meilleur ami, un jeune homme de Coutances, je crois, transporté comme moi, excellent cœur, s'isola, ne voulut rien voir, mourut. Les Savoisiens se montraient bien moins acclimatables encore. 15 Un d'eux, plus âgé que moi, m'avouait que, chaque soir, il mesurait la hauteur du dortoir du troisième étage au-dessus du pavé de la rue Saint-Victor. Je tombai malade; selon toutes les apparences, j'étais perdu. Le Breton qui est au fond de moi s'égarait en des mélancolies infinies. Le 20 dernier Angelus du soir que j'avais entendu rouler sur nos chères collines et le dernier soleil que j'avais vu se coucher sur ces tranquilles campagnes me revenaient en mémoire comme des flèches aiguës.

Selon les règles ordinaires, j'aurais dû mourir; j'aurais 25 peut-être mieux fait. Deux amis que j'amenai avec moi de Bretagne, l'année suivante, donnèrent cette grande marque de fidélité: ils ne purent s'habituer à ce monde nouveau et repartirent. Je songe quelquefois qu'en moi le Breton mourut; le Gascon, hélas ! eut des raisons suffisantes de 30 vivre. Ce dernier s'aperçut même que ce monde nouveau était fort curieux et valait la peine qu'on s'y attachât.

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