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ils ont vu plus clair que moi en moi-même; ils ont bien senti que j'étais un faible conservateur, et qu'avec la meilleure foi du monde, je les aurais trahis vingt fois, par faiblesse pour mon ancienne maîtresse, l'idéal. Ils ont senti que les duretés que je lui disais n'étaient qu'ap- 5 parentes, et qu'au premier sourire d'elle, je faiblirais.

ΙΟ

Il faut créer le royaume de Dieu, c'est-à-dire de l'idéal, au dedans de nous. Le temps n'est plus où l'on pouvait former des petits mondes, des Thélèmes1 délicats, fondés sur l'estime et l'amour réciproques; mais la vie bien prise et bien pratiquée, dans un petit cercle de personnes qui se comprennent, est à elle-même sa propre récompense. Le commerce des âmes est la plus grande et la seule réalité. Voilà pourquoi j'aime à penser à ces bons prêtres qui furent mes premiers maîtres, à ces excellents marins, qui 15 ne vécurent que du devoir; à la petite Noémi, qui mourut parce qu'elle était trop belle; à mon grand-père, qui ne voulut pas acheter de biens nationaux; au bonhomme Système, qui fut heureux puisqu'il eut son heure d'illusion. Le bonheur, c'est le dévouement à un rêve ou à un devoir; le 20 sacrifice est le plus sûr moyen d'arriver au repos. Un des anciens bouddhas antérieurs à Sakya-Mouni atteignit le nirvana3 d'une étrange manière. Il vit un jour un faucon qui poursuivait un petit oiseau. "Je t'en prie, dit-il à la

1 The reference is to the Abbaye de Thélème, an ideal community of men and women outlined by Rabelais (d. 1553) in Gargantua, Ch. LII. ff. It had over its gates the words Fais ce que voudras, and symbolized among other things the Renaissance emancipation from mediæval restraint. 2 Literally, the sage of the Sakya clan, i.e. Gotama Buddha. 8 The summum bonum of the Buddhists, a state of mystical quietude, "unshadowable in words." The term is used rather loosely by Renan here and on p. 151.

4 The Indian apologue which Renan here relates in part― adding a moral

bête de proie, laisse cette jolie créature; je te donnerai son poids de ma chair." Une petite balance descendit incontinent du ciel, et l'exécution du marché commença. L'oisillon s'installa commodément dans un des plateaux; dans 5 l'autre, le saint mit une large tranche de sa chair; le fléau1 de la balance ne bougeait pas. Lambeau par lambeau, le corps y passa tout entier; la balance ne remuait pas encore. Au moment où le dernier morceau du corps du saint homme fut mis dans le plateau, le fléau s'abaissa enfin, le petit 10 oiseau s'envola, et le saint entra dans le nirvana. Le faucon, qui, après tout, avait fait une bonne affaire, se gorgea de sa chair.

Le petit oiseau représente les parcelles de beauté et d'innocence que notre triste planète recélera toujours, quels que 15 soient ses épuisements. Le faucon est la part infiniment plus forte d'égoïsme et de grossièreté qui constitue le train du monde. Le sage rachète la liberté du bien et du beau en abandonnant sa chair aux avides, qui, tandis qu'ils mangent ces dépouilles matérielles, le laissent en repos, ainsi que 20 ce qu'il aime. Les balances descendues du ciel sont la fatalité on ne la fléchit pas, on ne lui fait point sa part; mais, au moyen de l'abnégation absolue, en lui jetant sa proie, on lui échappe; car elle n'a plus alors de prise sur nous. Quant au faucon, il se tient tranquille dès que la 25 vertu, par ses sacrifices, lui procure des avantages supérieurs à ceux qu'il atteindrait par sa propre violence. Tirant profit de la vertu, il a intérêt à ce qu'il y en ait; ainsi, au prix de l'abandon de sa partie matérielle, le sage atteint son but unique, qui est de jouir en paix de l'idéal.

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of his own is old and famous. For a partial list of the places where it occurs, see Benfey's Pañcatantra, I., p. 388 f. 1 "beam."

III

LE PETIT SÉMINAIRE SAINT-NICOLAS DU

CHARDONNET

I

BEAUCOUP de personnes qui m'accordent un esprit clair s'étonnent que j'aie pu, dans mon enfance et dans ma jeunesse, adhérer à des croyances dont l'impossibilité s'est ensuite révélée à moi d'une façon évidente. Rien de plus simple cependant, et il est bien probable que, si un incident extérieur n'était venu me tirer brusquement du milieu honnête, mais borné, où s'était passée mon enfance, j'aurais conservé toute ma vie la foi qui m'était apparue d'abord comme l'expression absolue de la vérité. J'ai raconté comment je reçus mon éducation dans un petit collège d'excel- 10 lents prêtres, qui m'apprirent le latin à l'ancienne manière. (c'était la bonne), c'est-à-dire avec des livres élémentaires détestables, sans méthode, presque sans grammaire, comme l'ont appris, au xv et au xvIe siècles, Érasme et les humanistes qui, depuis l'antiquité, l'ont le mieux su. Ces dignes ecclé- 15 siastiques étaient les hommes les plus respectables du monde. Şans rien de ce qu'on appelle maintenant pédagogie, ils pratiquaient la première règle de l'éducation, qui est de ne pas trop faciliter des exercices dont le but est la difficulté vainIls cherchaient, par-dessus tout, à former d'honnêtes 20

cue.

1 Erasmus (1467-1536), besides being an eminent humanist, attempted to play the part of mediator in the Reformation.

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gens. Leurs leçons de bonté et de moralité, qui me semblaient la dictée même du cœur et de la vertu, étaient pour moi inséparables du dogme qu'ils enseignaient. L'éducation historique qu'ils me donnèrent consista uniquement à 5 me faire lire Rollin.' De critique, de sciences naturelles, de philosophie, il ne pouvait naturellement être question encore. Quant au XIXe siècle, à ces idées neuves en histoire et en littérature, déjà professées par tant de bouches éloquentes, c'était ce que mes excellents maîtres ignoIo raient le plus. On ne vit jamais un isolement plus complet de l'air ambiant. Un légitimisme implacable écartait jusqu'à la possibilité de nommer sans horreur la Révolution et Napoléon. Je ne connus guère l'Empire que par le concierge du collège. Il avait dans sa loge beaucoup d'images popu15 laires "Regarde Bonaparte, me dit-il un jour en me montrant une de ces images; ah! c'était un patriote, celui-là !" De la littérature contemporaine, jamais un mot. La littérature française finissait à l'abbé Delille. On connaissait Chateaubriand; mais, avec un instinct plus juste que celui 20 des prétendus néo-catholiques, pleins de naïves illusions, ces bons vieux prêtres se défiaient de lui. Un Tertullien1 égayant son Apologétique par Atala et René leur inspirait peu.

1 Charles Rollin (1661-1741), best known as a historian. His Traité des Études (see p. 103, line 5) appeared in 1726.

2 1738-1813. One of the best known versifiers of the pseudo-classical school, author of a translation of the Georgics and of a poem entitled les Jardins.

3 François-René de Chateaubriand (1768–1848), next to Rousseau, the most important precursor of romanticism. René and Atala, the former a tale of rather unhallowed passion, are now published separately, but appeared originally as episodes of Chateaubriand's defence of Christianity (Génie du Christianisme, 1802).

4 A church father of the third century who wrote a defence (Apologia) of Christianity. See also p. 166, line 3 and note.

de confiance. Lamartine1 les troublait encore plus; ils devinaient chez lui une foi peu solide; ils voyaient ses fugues ultérieures. Toutes ces observations faisaient honneur à leur sagacité orthodoxe; mais il en résultait pour leurs élèves un horizon singulièrement fermé. Le Traité 5 des Études de Rollin est un livre plein de vues larges auprès du cercle de pieuse médiocrité où s'enfermaient par devoir ces maîtres exquis.

Ainsi, au lendemain de la révolution de 1830, l'éducation que je reçus fut celle qui se donnait, il y a deux cents ans, 10 dans les sociétés religieuses les plus austères. Elle n'en était pas plus mauvaise pour cela; c'était la forte et sobre éducation, très pieuse, mais très peu jésuitique, qui forma les générations de l'ancienne France, et d'où l'on sortait à la fois si sérieux et si chrétien. Élevé par des maîtres qui re- 15 nouvelaient ceux de Port-Royal,2 moins l'hérésie, mais aussi moins le talent d'écrire, je fus donc excusable, à l'âge de douze ou quinze ans, d'avoir, comme un élève de Nicole3 ou de M. Hermant, admis la vérité du christianisme. Mon état ne difféṛait pas de celui de tant de bons esprits du 20 XVIIe siècle, mettant la religion hors de doute; ce qui n'empêchait pas qu'ils n'eussent sur tout le reste des idées fort

4

1 Alphonse de Lamartine (1790-1869). The great success of his Méditations (1820) marks the triumph of romantic form and sentiment in French poetry.

2 A name given in the seventeenth century to no less than three religious communities, all in close relations with one another and famous for their defence of Jansenism. Attacked by the Jesuits and condemned by the Pope, the original Port-Royal des Champs was suppressed by Louis XIV. in 1709. For two articles on Port-Royal by Renan, see his Nouvelles études d'histoire religieuse.

3 A Jansenist writer and moralist (1725-1795).

4 Canon at Beauvais, persecuted for his relations with Port-Royal (1617

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