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venait y donner la couronne à son oncle l'empereur CharlesQuint, sur la recommandation duquel le jeune prince obtint du pape la promesse d'un chapeau de cardinal. De là vint le surnom de Cardinalin qu'on lui donna dans son enfance, et qui le faisait fort enrager.

Pourquoi ce nom faisait-il si fort enrager f'enfant? Nous allons le dire.

On se rappelle cette femme ou plutôt cette amie de la duchesse de Savoie qui, près d'elle à l'heure de son accouchement, avait, de son souffle, alimenté celui du petit Emmanuel-Philibert près de s'évanouir. Six mois auparavant, elle avait eu un fils qui était venu au monde aussi fort, aussi vigoureux que le fils de la duchesse était venu faible et languissant. Or, voyant son fils ainsi sauvé par elle, la duchesse lui dit :

Ma chère Lucrezia, cet enfant est maintenant autant à toi qu'à moi, je te le donne; prends-le, nourris-le de ton lait, comme tu l'as nourri de ton souffle, et je te devrai encore plus qu'il ne te devra lui-même, car il ne te devra que la vie, et, moi, je te devrai mon enfant !

Lucrezia reçut l'enfant dont on la faisait mère, comme un dépôt sacré. Cependant, il semblait que ce dût être au détriment du petit Rinaldo, c'était le nom de son fils, à elle,

que l'héritier du duc de Savoie reprendrait vie et force, puisque la part de nourriture qu'allait réclamer le petit Emmanuel diminuerait d'autant celle de son frère de lait.

Mais Rinaldo, à six mois, était fort comme un autre l'eût à peine été à un an. D'ailleurs, la nature a ses miracles, et, sans que la source du lait maternel tarît un instant, les deux enfants puisèrent la vie aux mêmes mamelles.

La duchesse souriait en voyant, pendus à la même treille vivante, cet enfant étranger si fort, et cet enfant à elle si languissant.

Au reste, on eût dit que le petit Rinaldo comprenait cette faiblesse de son frère et y compatissait. Souvent le capricieux enfant ducal voulait la mamelle où buvait l'autre enfant, et celui-ci, tout souriant de ses lèvres blanches de lait, cédait sa place à l'exigeant nourrisson.

Les deux enfants grandirent ainsi sur les genoux de Lucrezia. A trois ans, Rinaldo semblait en avoir cinq; à

trois ans, comme nous l'avons dit, Emmanuel-Philibert marchait à peine, et ne relevait qu'avec effort sa tête inclinée sur sa poitrine.

Ce fut alors qu'on lui fit faire le voyage de Bologne, et que le pape Clément VII lui promit le chapeau de cardinal. On eût dit que cette promesse lui portait bonheur, et que ce nom de Cardinalin lui valait la protection de Dieu; car, à partir de l'âge de trois ans, sa santé commença de se raffermir et son corps de se renforcer.

Mais celui qui, sous ce rapport, faisait des progrès merveilleux, c'était Rinaldo. Ses joujoux les plus solides volaient en éclats sous ses doigts; il ne pouvait toucher à aucun d'eux qu'il ne le brisât; on eut l'idée de lui en faire faire en acier, et il les brisa comme s'ils eussent été de faïence. Aussi le bon duc Charles III, qui s'amusait souvent à regarder jouer les deux enfants, n'appelait-il le compagnon d'Emmanuel que Scianca-Ferro, ce qui, en patois piémontais, signifie Brise-Fer.

Le nom lui en resta.

Et, ce qu'il y avait de remarquable, c'est que SciancaFerro ne se servait jamais de cette force miraculeuse que pour protéger Emmanuel, qu'il adorait, au lieu d'en être jaloux comme il fût peut-être arrivé d'un autre enfant.

Quant au jeune Emmanuel, il enviait singulièrement cette force de son frère de lait, et il eût bien volontiers échangé son sobriquet de Cardinalin contre celui de Scianca-Ferro.

Cependant, lui aussi semblait gagner une certaine vigueur à cette fréquentation d'une vigueur plus grande que la sienne. Scianca-Ferro, mesurant sa force à celle du jeune prince, luttait avec lui, courait avec lui, et, pour ne pas le décourager, se laissait parfois dépasser à la course et vaincre à la lutte.

Tous les exercices leur étaient communs, équitation, natation, escrime. A tous, Scianco-Ferro était momentané ment supérieur; cependant, on comprenait que ce n'était qu'une affaire de chronologie, et que, pour être en retard, Emmanuel n'avait pas dit son dernier mot.

Les deux enfants ne se quittaient pas et s'aimaient comme deux frères. Chacun d'eux était jaloux de l'autre comme une maîtresse eût été jalouse de son amant, et pourtant le mo

ment approchait où un troisième compagnon qu'ils adopteraient d'un amour égal allait se mêler à leurs jeux.

Un jour que la cour du duc Charles III était à Verceil, à cause de certains troubles qui avaient éclaté à Milan, les deux jeunes gens sortirent à cheval avec leur maître d'équitation, firent une longue course sur la rive gauche de la Sesia, dépassèrent Novare et s'aventurèrent presque jusqu'au Tessin. Le cheval du jeune duc Emmanuel marchait le premier, quand tout à coup un taureau, enfermé dans un pâturage, enfonçant et brisant les barrières entre lesquelles il était emprisonné, fit peur au cheval du prince, qui s'emporta à travers les prairies, franchissant les ruisseaux, les buissons et les haies. Emmanuel montait admirablement bien à cheval, il n'y avait donc rien à craindre; cependant Scianca-Ferro s'élança à sa poursuite, prenant le même chemin que lui, et franchissant, comme lui, tous les obstacles qu'il rencontrait. Le maître d'équitation, plus prudent, prit un détour qui, par une ligne circulaire, devait le conduire à l'endroit vers lequel s'étaient dirigés les deux jeunes gens.

Après un quart d'heure d'une course effrénée, SciancaFerro, ne voyant plus Emmanuel, et craignant qu'il ne lui fût arrivé quelque accident, appela de toutes ses forces. Deux de ces appels restèrent sans réponse; enfin, il lui sembla qu'il entendait la voix du prince dans la direction du village d'Oleggio. Il lança son cheval de ce côté, et bientôt, en effet, guidé par la voix d'Emmanuel, il trouva celui-ci au bord d'un ruisseau affluant au Tessin.

A ses pieds était une femme morte, et, dans ses bras, presque mourant, un petit garçon de quatre à cinq ans.

Le cheval, qui s'était calmé, broutait tranquillement es jeunes pousses des arbres, tandis que son maître essayait de rendre la connaissance à l'enfant. Quant à la femme, il n'y fallait pas songer, elle était bien morte.

Elle paraissait avoir succombé à la fatigne, à la misère et à la faim. L'enfant, qui avait sans doute partagé les fatigues et la misère de sa mère, semblait près de mourir d'inanition.

Le village d'Oleggio n'était qu'à un mille de là. SciancaFerro mit son cheval au galop, et disparut dans la direction du village.

Emmanuel y eût bien été lui-même, au lieu d'y envoyer son frère; mais l'enfant s'était attaché à lui, et, sentant que la vie, qui était sur le point de lui échapper, allait lui revenir de ce côté, il ne voulait pas le lâcher.

Le pauvre petit l'avait attiré tout près de la femme, et lui disait, avec cet accent déchirant de l'enfance, à qui l'on ne peut pas donner la conscience de son malheur :

Réveille donc maman! réveille donc maman!

Emmanuel pleurait. Que pouvait-il faire, pauvre enfant lui-même, qui voyait pour la première fois le spectacle de la mort? Il n'avait que ses larmes, il les donnait.

Scianca-Ferro reparut; il apportait du pain et une fiasque de vin d'Asti.

On essaya d'introduire quelques gouttes de vin dans la bouche de la mère; soin inutile: ce n'était plus qu'un cadavre.

Il n'y avait donc à s'occuper que de l'enfant.

L'enfant, tout en pleurant sa mère, qui ne voulait pas se réveiller, but, mangea et reprit un peu de forces.

En ce moment arrivèrent des paysans que Scianca-Ferro avait prévenus. Ils avaient rencontré le maître d'équitation, tout effaré d'avoir perdu ses deux élèves, et l'avaient ramené avec eux à l'endroit que leur avait indiqué SciancaFerro.

Ils savaient donc qu'ils avaient affaire au jeune prince de Savoie, et, comme le duc Charles était adoré de ses sujets, ils s'offrirent tout de suite à exécuter, à l'endroit du malheureux orphelin et de sa mère, ce qu'il plairait à Emmanuel d'ordonner.

Emmanuel choisit parmi les paysans une femme qui lui parut bonne et pitoyable; il lui donna tout l'argent que lui et Scianca-Ferro avaient sur eux, prit le nom de la femme par écrit, et la pria de veiller aux funérailles de la mère, et de pourvoir aux premiers besoins de l'enfant.

Puis, comme il se faisait tard, le maître d'équitation insista pour que ses deux élèves reprissent le chemin de Verceil. Le petit orphelin pleurait fort; il ne voulait pas quitter son bon ami Emmanuel, dont il savait le nom, mais dont il ne connaissait pas la qualité. Emmanuel promit de revenir le voir; cette promesse le calma un peu; mais, tout en s'éloignant, il

ne cessait de tendre les bras vers le sauveur que le hasard lui avait amené.

Et, en effet, si le secours envoyé par le hasard, ou plutôt par la Providence, au pauvre enfant, avait tardé de deux heures seulement, on l'eût trouvé mort auprès de sa mère.

Quelque diligence que fît au retour le maître d'équitation, ses deux élèves n'arrivèrent au château de Verceil qu'assez avant dans la soirée. On était fort inquiet; on avait fait courir de tous côtés après eux, et la duchesse s'apprêtait à les gronder, lorsque Emmanuel lui raconta l'histoire avec sa douce voix tout empreinte de la tristesse que ce sombre événement avait imprimée dans son âme. Le récit terminé, il s'agissait, non plus de gronder, mais de louer les enfants, et la duchesse, partageant l'intérêt que son fils portait à l'orphelin, déclara que, dès le surlendemain, c'est-à-dire aussitôt que seraient achevées les funérailles de sa mère, elle irait en personne lui faire une visite.

Effectivement, le surlendemain, on partit pour le village d'Oleggio, la duchesse en litière, les deux jeunes compagnons à cheval.

En arrivant près du village, Emmanuel n'y put pas tenir : il mit les éperons dans le ventre de son cheval, et partit pour revoir un peu plus tôt le petit orphelin.

Son arrivée fut une grande joie pour le malheureux enfant. Il avait fallu l'arracher du corps de sa mère; il ne voulait pas croire qu'elle fût morte, et ne cessait de crier :

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Ne la mettez pas dans la terre, ne la mettez pas dans la terre... Je vous promets qu'elle se réveillera !

Depuis le moment où sa mère avait été emportée de la maison, on avait été obligé de le tenir enfermé: il voulait aller la rejoindre.

La vue de son sauveur le consola un peu. Emmanuel dit à l'enfant que sa mère avait voulu le voir, et qu'elle allait arriver.

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Oh! tu as ta maman, toi? lui dit l'orphelin. Oh! je prierai bien le bon Dieu, qu'elle ne s'endorme point pour ne plus se réveiller!

C'était une grande nouvelle pour les paysans, que celle que venait de leur donner Emmanuel de l'arrivée de la duchesse dans leur maison. Aussi avaient-ils couru au-devant

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