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XIV

PREFACE.

malheur d'arriver au pouvoir. Faisant trop d'honneur à ce qu'ils veulent bien appeler ma bonne tête, et oubliant trop combien il y a loin du simple bon sens à la science des grandes affaires, ces censeurs prétendent que mes conseils eussent éclairé plus d'un ministre. A les en croire, tapi derrière le fauteuil de velours de nos hommes d'état, j'aurais conjuré les vents, dissipé les orages, et fait nager la France dans un océan de délices. Nous aurions tous de la liberté à revendre ou plutôt à donner, car nous n'en savons pas bien encore le prix. Eh! messieurs mes deux ou trois amis, qui prenez un chansonnier pour un magicien, on ne vous a donc pas dit que le pouvoir est une cloche qui empêche ceux qui la mettent en branle d'entendre aucun autre son? Sans doute des ministres consultent quelquefois ceux qu'ils ont sous la main consulter est un moyen de parler de soi qu'on néglige rarement. Mais il ne suffirait pas de consulter de bonne foi des gens qui conseilleraient de même. Il faudrait

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encore exécuter : ceci est la part du caractère. Les intentions les plus pures, le patriotisme le plus éclairé ne le donnent pas toujours. Qui n'a vu de hauts personnages quitter un donneur d'avis avec une pensée courageuse, et, l'instant d'après, revenir vers lui, de je ne sais quel lieu de fascination, avec l'embarras d'un démenti donné aux résolutions les plus sages? Oh! disent-ils, nous n'y serons plus repris! quelle galère! Le plus honteux ajoute : Je voudrais bien vous voir à ma place. Quand un ministre dit cela, soyez sûr qu'il n'a plus la tête à lui. Cependant il en est un, mais un seul, qui sans avoir perdu la tête, a répété souvent ce mot de la meilleure foi du monde; aussi ne l'adressait-il jamais à un ami.

Je n'ai connu qu'un homme dont il ne m'eût pas été possible de m'éloigner, s'il fût arrivé au pouvoir. Avec son imperturbable bon sens, plus il était propre à donner de sages conseils, plus sa modestie lui faisait rechercher ceux des gens dont il avait éprouvé la raison. Les dé

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PRÉFACE.

terminations une fois prises, il les suivait avee fermeté et sans jactance. S'il en avait reçu l'inspiration d'un autre, ce qui était rare, il n'oubliait point de lui en faire honneur. Cet homme, c'était Manuel, à qui la France doit encore un tombeau.

Sous le ministère emmiellé de M. de Martignac, lorsque, fatigués d'une lutte si longue contre la légitimité, plusieurs de nos chefs politiques travaillaient à la fameuse fusion, un d'eux s'écria: Sommes-nous heureux que celuilà soit mort! C'est un éloge funèbre qui dit tout ce que Manuel vivant n'eût pas fait, à cette époque de promesses hypocrites et de

concessions funestes.

Moi, je puis dire ce qu'il aurait fait pendant les Trois-Journées. La rue d'Artois, l'Hôtel-deVille et les barricades l'auraient vu tour à tour, délibérant ici, se battant là; mais les barricades d'abord, car son courage de vieux soldat s'y fût trouvé plus à l'aise au milieu de tout le brave peuple de Paris. Oui, il eût travaillé au ber

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ceau de notre révolution. Certes, on n'eût pas eu à dire de lui ce qu'on a répété de plusieurs, qu'ils sont comme des greffiers de mairie qui se croiraient les pères des enfants dont ils n'ont que dressé l'acte de naissance.

Il est vraisemblable que Manuel eût été forcé d'accepter une part aux affaires du nouveau gouvernement. Je l'aurais suivi, les yeux fermés, par tous les chemins qu'il lui eût fallu prendre pour revenir bientôt sans doute au modeste asile que nous partagions. Patriote avant tout, il fût rentré dans la vie privée sans humeur, sans arrière-pensées; à l'heure qu'il est, de l'opposition probablement encore, mais sans haine de personnes, car la force donné de l'indulgence, mais sans désespérer du pays, parce qu'il avait foi dans le peuple.

Le bonheur de la France le préoccupait sans cesse; eût-il vu accomplir ce bonheur par d'autres lui, sa joie n'en eût que

pas

été moins

grande. Je n'ai jamais rencontré d'homme

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PREFACE.

moins ambitieux, même de célébrité. La simplicité de ses moeurs lui faisait chérir la vie des champs. Dès qu'il eût été sûr que la France n'avait plus besoin de lui, je l'entends s'écrier: Allons vivre à la campagne.

Ses amis politiques ne l'ont pas toujours bien apprécié; mais survenait-il quelque embarras, quelque danger, tous s'empressaient de recourir à sa raison imperturbable, à son inébranlable courage. Son talent ressemblait à leur amitié. C'est dans les moments de crise qu'il en avait toute la plénitude, et que bien des faiseurs de phrases, qu'on appelle orateurs, baissaient la tête devant lui.

Tel fut l'homme que je n'aurais pas quitté, eût-il dû vieillir dans une position éminente. Loin de lui la pensée de m'affubler d'aucun titre, d'aucun emploi ! car il respectait mes goûts. C'est comme simple volontaire qu'il eût voulu me garder à ses côtés sur le champ de bataille du pouvoir. Et moi, en restant auprès de lui, je lui aurais du moins fait gagner le

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