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nourriture (1). Après les triomphes, il se faisait des distributions de monnaie de bronze et quelquefois 'de terres lointaines, comme celles enlevées aux Italiens qui s'étaient montrés favorables à Annibal: enfin on envoyait dans les provinces des colons pour y fonder une nouvelle patrie.

Ce n'était point à la prévoyance du sénat et moins encore à sa générosité et à son humanité qu'on était redevable de ces secours ; il ne cédait qu'à la crainte de dangers présents et aux réclamations menaçantes du peuple. Depuis la guerre contre Persée, enorgueilli par cette funeste victoire, le sénat ne prit plus souci des souffrances de la multitude. Dès lors les esclaves suffiront à la culture des vastes domaines, et le patricien dans la mollesse de ses loisirs applaudira Caton, qui lui enseigne que les propriétés du meilleur rapport sont les pâturages où un bouvier esclave suffit à conduire un nombreux troupeau.

Que feront donc les cultivateurs? Ils iront porter à Rome des bras désormais inutiles; ils savent qu'on y distribue de temps en temps des vivres, et que les riches, par ostentation, y jettent au peuple une partie de leur superflu. Il espère d'ailleurs être envoyé dans quelque colonie, où, devenu tyran à son tour, il pourra dire l'ancien propriétaire : Va mourir de faim ailleurs. Enfin, au pis aller, il vendra son vote aux candidats, qui s'indemniseront largement dans des magistratures lucratives.

Dans l'enivrement de sa puissance, le sénat ne songe plus à flatter le peuple, et pendant l'espace d'un demi-siècle il n'est pas question de colonies. Le lucre immoral du vote échappe même au peuple-roi depuis que les censeurs entassent tous les pauvres dans la tribu Esquiline, qui, appelée après toutes les autres, n'aura que bien rarement l'occasion d'utiliser ses suffrages. Enfin, après l'extention graduelle du pouvoir de l'aristocratie, conséquence inévitable des longues guerres, le sénat se dispense de convoquer les tribus, et la Macédoine une fois soumise, le sénat décide à son gré de la paix et de la guerre.

Un dernier droit restait au peuple, celui d'absoudre ou de condamner; sous prétexte d'éviter les embarras et d'accélérer les décisions, on établit quatre tribunaux permanents, composés de sénateurs qui examinent les questions criminelles, et principalement les accusations de brigue, de concussion et de péculat, portées contre les sénateurs. De cette manière on n'aura plus à craindre que le

(1) PLINE, Hist. Nat., XXXI, 41.

peuple ne trafique de son suffrage et n'oblige les nobles à compter avec lui.

Que restera-t-il donc aux pauvres échappés aux périls de la guerre? La misère et la faim. Qu'importe? le salut public n'en souffrira pas; des milliers d'esclaves qui affluent des pays conquis féconderont les sillons de leurs sueurs vénales; ils peupleront les palais et les villes; ils flatteront le luxe et les vues de leurs maîtres; pour prix de leurs services ils recevront la liberté, et leur vote comblera le vide laissé par la vieille race romaine (1).

A l'époque où le récit historique nous a conduits, le forum était inondé d'affranchis: un jour que leurs clameurs interrompaient Scipion Émilien : « Silence!» leur cria-t-il, « fils adultérins de l'Italie! croyez-vous que je craindrai libres de leurs fers ces mêmes hommes que j'ai amenés ici enchaînés (2) ? » Cicéron lui-même insultait cette plèbe nue et affamée, cette lie de la cité (3). Toutefois ces hommes qui ne possédaient rien ou presque rien, et qui, peu soucieux d'acquérir des droits, n'aspiraient qu'à quelques avantages matériels, auraient pu devenir une arme terrible dans la main d'un démagogue se levant contre la tyrannie aristocrati. que

D'autres, échappés des provinces et des municipes pour se soustraire aux vexations et au despotisme des magistrats, accouraient en foule à Rome, se flattant que, devenus membres d'une nation grande et redoutée, ils pourraient parvenir aux premiersemplois et disposer un jour du sort des royaumes. Les Italiens surtout s'y croyaient appelés depuis les conquêtes accomplies par eux. Les uns obtenaient le droit de cité en se donnant à un Romain qui ensuite les affranchissait ; d'autres en se faisant inscrire par fraude lors des inspections des censeurs. Mais comme les Latins

(1) Quod magis deformatum, inquinatum, perversum, conturbatum dici potest quam omne servitium, permissu magistratus liberatum in alteram scenam immissum, alteri propositum; ut alter confessus potestati servorum objiceretur, alter servorum totus esset? Si examen apum ludis in scenam venisset, haruspices acciendos ex Etruria putaremus: videmus universi repente examina tanta servorum immissa in populum romanum septum atque inclusum, et non commovemur. CICER., De Harusp. responsis.

(2) Taceant quibus Italia noverca est... non efficiatis ut solutos verear quos alligatos adduxi. VAL.-MAXIM., VI, 2. - Hostium armatorum toties clamore non territus, qui possum vestro moveri, quorum noverca est Italia? VELL. PATERC., II, 11.

(3) Fex et sordes urbis concionalis hirudo ærarii; misera ac jejuna plebecula.

seuls pouvaient l'acquérir légalement, l'Italie affluait dans le Latium et le Latium dans Rome. Les Samnites et les Pélignes (177 av. J.-C.) dénoncent l'émigration de quatre cents familles dans la ville latine de Frégelles, ce qui les met hors d'état de fournir leur contingent militaire. La même année, les Latins déclarent pour la seconde fois que les émigrations pour Rome dépeuplent leurs villes et leurs campagnes. Rome regorgeait donc d'habitants. Le recensement de Cecilius Metellus (131) donna 317,823 hommes en état de porter les armes, et cinq ans après 390,736. Dès l'année 187, Rome avait expulsé douze mille familles latines; quinze ans plus tard, seize mille personnes eurent le même sort.

Ce mouvement continuel, chef-d'œuvre de la politique romaine, peut se comparer à la circulation du sang, qui des extrémités du corps se porte aux parties les plus nobles pour alimenter la vie; mais de même que son abondance excessive cause l'engorgement et la mort, ainsi ces émigrations déréglées, au lieu de régénérer la nation, cachaient un principe de dépérissement. Le seul moyen de salut eût été de conférer le droit de cité dans sa plénitude à tous les peuples de l'Italie; mais la noblesse romaine, jalouse des autres familles illustres du pays, ne permit pas de réaliser cette réforme, qui eût retardé la décadence et la dévastation de l'empire.

L'Italie avait reçu le rebut de la métropole; c'étaient ces misé rables qui fondaient les colonies et occupaient les meilleures terres. Mais les colonies, livrées à la cupidité des chevaliers, qui achetaient ou usurpaient les domaines, allaient elles-mêmes s'épuisant : ces publicains si âpres au lucre substituaient des esclaves aux cultivateurs libres, et, délivrés désormais de la crainte des jugements rendus par la seule noblesse, ils pressurèrent sans pitié les hommes libres et redoublèrent de cruauté envers les esclaves, qu'ils poussèrent plus d'une fois à des soulèvements sérieux.

CHAPITRE III.

LOIS AGRAIRES. LES GRACQUES.

Si, au milieu de cette corruption, un homme s'était levé avec l'intention de corriger les mœurs, de rendre au peuple l'amour de l'industrie et de l'agriculture, de substituer aux travailleurs esclaves et au peuple paresseux une classe laborieuse comme celle que nous voyons aujourd'hui vaincre la pauvreté à force d'énergie, de

Distribution

des terres.

réprimer le despotisme du sénat et l'avarice rapace des chevaliers, de se faire l'écho des plaintes qui s'élevaient des provinces et des municipes, de régler l'affluence envahissante des esclaves, en prévenant la dépopulation, cette généreuse initiative ne mériteraitelle pas au moins de la reconnaissance? Je ne parle pas de la gratitude des contemporains, qui rarement pardonnent au mérite, mais de celle de la postérité. Hé bien ! cette grande tâche, les Gracques tentèrent de l'accomplir. De leur temps, on leur en fit un crime, et ils périrent à l'œuvre. Plus tard on s'est contenté de répéter les insultes des rancunes patriciennes, sans prendre la peine de rechercher si la noblesse du but n'excusait pas les moyens.

Pour comprendre l'esprit des lois agraires, il est indispensable de bien établir la distinction qui existait entre les domaines privés et les domaines publics. Une partie du territoire conquis devenait propriété publique (ager publicus), et l'on en faisait trois classes: les terres cultivées étaient données à des colons établis sur les lieux, ou bien vendues ou affermées par les censeurs : les incultes étaient abandonnées à qui entreprenait de les mettre en valeur, moyennant le dixième du produit en grains, et le cinquième en fruits les terres de pâture étaient de jouissance commune; chacun pouvant y mener son bétail moyennant une légère taxe (scriptura). L'acquéreur d'un terrain cultivé n'en était pas absolument propriétaire ; il était tenu de payer une certaine rente (vectigal). La répartition se faisait par les patriciens, qui gardaient le plus beau et le meilleur; plus tard, ils s'entendaient avec les exacteurs, qui étaient de connivence avec les chevaliers et laissaient peu à peu tomber l'impôt en désuétude, de sorte qu'il devenait impossible de distinguer les biens patrimoniaux des terres concédées. Une loi agraire proprement dite avait pour but de partager entre les plébéiens les terres du domaine public usurpées par les grands, qui se regardaient comme propriétaires inamovibles (1). La durée de la possession ne pouvait altérer l'origine de ces biens; et l'ager publicus conservait un caractère indélébile de révocabilité, tellement que le sénat, toutes les fois qu'il fut question de la loi agraire, c'est-à-dire de la répartition légale de ces terrains, n'en nia point l'esprit, mais s'appliqua à l'éluder.

(1) On donnait le même nom aux lois qui, dans la fondation des colonies, distribuaient à des citoyens ou à des alliés les terres récemment conquises ou cédées à l'État. Sur la fin de la république on appelait aussi lois agraires celles qui donnaient violemment aux colonies militaires les propriétés publiques et privées de l'Italie.

Comme chez les anciens la propriété rendait seule indépendant, la plèbe romaine ne s'éleva que lentement, et en raison des concessions arrachées par les tribuns aux consuls toujours portés à repousser les demandes du peuple et qui préféraient lui accorder le droit de propriété dans les colonies. Mais Cassius Icilius, Manlius Capitolinus et quelques autres s'étaient bornés à demander du pain pour les soldats de la république ; Licinius Stolon éleva la loi agraire en lui donnant un caractère politique, en demandant pour le peuple et des terres et des droits, seuls moyens selon lui de remédier à la pauvreté des plébéiens: outre la diminution de l'usure et le retour à la propriété transmissible d'un grand nombre de terres, il obtint à force d'instances pour le peuple la participation au consulat et au droit des auspices. La loi Licinia portait que nul ne pourrait posséder plus de cinq cents arpens (125 hectares) de terres, ni plus de cent têtes de gros bétail et qu'il y aurait dans chaque domaine un certain nombre de cultivateurs libres (villici). Probablement cette mesure ne regardait que l'ager publicus (1); mais si cet expédient pouvait contribuer à combler l'abîme qui séparait les riches des pauvres, il ne paraît pas que le législateur eût en vue l'expropriation de ceux qu'atteignait la loi ; il se contentait d'une amende, dans le cas où la propriété dépassait la limite fixée : en arrêtant pour un temps l'accumulation des propriétés terriennes, cette mesure rétablit l'équilibre qui fut une source féconde de prospérité. Cette loi, comme nous l'avons vu, ne tarda pas à être éludée; mais, grâce à l'accroissement énorme des territoires conquis, les pauvres purent échapper à la misère, et aller s'établir dans les nouvelles colonies. Toutefois la plaie ne tarda pas à se rouvrir; les Gracques essayèrent d'y porter remède.

Les familles patriciennes des Scipions et des Appius s'étaient alliées à la famille équestre des Sempronius. Tiberius Sempronius Gracchus, pendant son tribunat, avait couvert de sa protection Scipion l'Asiatique et Scipion l'Africain. Après la mort de ce dernier, il épousa sa fille Cornélie, dont un Ptolémée n'avait pu obtenir la main. Peu de temps après ce mariage, il trouva dans son lit deux dragons. Effrayé de ce présage, il consulta les devins. Après avoir longtemps considéré le sens du prodige, ils lui défendirent de tuer ni l'un ni l'autre et de les laisser échapper. La vie de Sempronius, lui dirent-ils, était attachée à celle du mâle et

(1) Sur ce point, nous sommes d'accord avec Niebuhr; mais c'est à tort qu'il considère la loi Licinia comme identique avec celles des Gracques. Voy. Revue de législation, 1846, août.

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