comme nous voyons les lettres produire tous les mots, que celle d'un être dépourvu de germe. D'où vient aussi que la nature n'a pu bâtir de ces géants qui traversent les mers à pied, qui dé- | racinent de vastes montagnes, et dont la vie triomphe de mille générations, si ce n'est parce que chaque être a une part déterminée de substance, qui est la mesure de son accroissement? Il faut donc avouer que rien ne peut se faire de rien, puisque tous les corps ont besoin de semences pour être mis au jour,et jetés dans le souple berceau des airs. Enfin un lieu cultivé a plus de vertu que les terrains incultes, et les fruits s'améliorent sous des mains actives: la terre renferme donc des principes; et c'est en remuant avec la charrue les glèbes fécondes, en bouleversant la surface du sol, que nous les excitons à se produire. Car, autrement, toutes choses deviendraient meilleures d'elles-mêmes, et sans le travail des hommes. Ajoutons que la nature brise les corps,et les réduit à leurs simples germes, au lieu de les anéantir. En effet, si les corps n'avaient rien d'impérissable, tout ce que nous cesserions de voir cesserait d'être, et il n'y aurait besoin d'aucun effort pour entraîner la dissolution des parties et rompre l'assemblage. Mais comme tous les êtres, au contraire, sont formés d'éléments éternels, la nature ne consent à leur ruine que quand une force vient les heurter et les rompre sous le choc, ou pénètre leurs vides,et les dissout. Ut potius multeis communia corpora rebus Postremo, quoniam inculteis præstare videmus Huc accedit, uti quidque in sua corpora rursum 200 D'ailleurs, si les corps que le temps et la vieil lesse font disparaître périssent tout entiers, et que leur substance soit anéantie, comment Vénus peut-elle renouveler toutes les espèces qui s'épuisent? comment la terre peut-elle les nourrir, et les accroître quand elles sont reproduites? Avec quoi les sources inépuisables alimentent-elles les mers et les fleuves au cours lointain ? et de quoi se repaît le feu des astres? Car si tout était pé rissable, tant de siècles écoulés jusqu'à nous devraient avoir tout dévoré ; mais puisque,dans l'immense durée des âges,il y a toujours eu de quoi réparer les pertes de la nature, il faut que la matière soit immortelle, et que rien ne tombe dans le néant. Enfin, la même cause détruirait tous les corps, si des éléments indestructibles n'enchaînaient plus ou moins étroitement leurs parties, et n'en maintenaient l'assemblage. Le toucher même suffirait pour les frapper de mort, et le moindre choc romprait cet amas de substance périssable. Mais comme les éléments s'entrelacent de mille façons diverses, et que la matière ne périt pas, il en résulte que les êtres subsistent jusqu'à ce qu'ils soient brisés par une secousse plus forte que l'enchaînement de leurs parties. Les corps ne s'anéantissent donc pas, quand ils sont dissous, mais ils retournent et s'incorporent à la substance universelle. Ces pluies même que l'air répand à grands flots dans le sein de la terre qu'il féconde, semblent perdues; mais aussitôt s'élèvent de riches Donec vis obiit, quæ res diverberet ictu, Præterea, quæquomque vetustate amovet ætas, Unde animale genus generatim in lumina vitæ 225 205 210 215 Unde alit, atque auget, generatim pabula præbens? 230 235 240 220 Dissimiles constant, æternaque materies est, Incolumi remanent res corpore, dum satis acris Vis obeat pro textura quojusque reperta. moissons, aussitôt les arbres se couvrent de verts | la cime des monts, et irrite les ondes frémissantes feuillages, et ils grandissent et se courbent sous leurs fruits. C'est là ce qui nourrit les animaux et les hommes; c'est là ce qui fait éclore dans nos villes une jeunesse florissante, ce qui fait chanter nos bois, peuplés d'oiseaux naissants. Voilà pourquoi des troupeaux gras et fatigués du poids de leurs membres reposent dans les riants pâturages, et que des flots de lait pur s'échappent de leurs mamelles gonflées, tandis que leurs petits encore faibles, et dont ce lait enivre les jeunes têtes, bondissent en jouant sur l'herbe tendre. Ainsi donc, tout ce qui semble détruit ne l'est pas; car la nature refait un corps avec les débris d'un autre, et la mort seule lui vient en aide pour donner la vie. Je t'ai prouvé, Memmius, que les êtres ne peuvent sortir du néant, et qu'ils n'y peuvent retomber; mais, de peur que tu n'aies pas foi dans mes paroles, parce que les éléments de la matière sont invisibles, je te citerai des corps dont tu seras forcé de reconnaître l'existence, quoiqu'ils échappent à la vue. D'abord,c'est le vent furieux qui bat les flots de la mer, engloutit de vastes navires, et disperse les nuages; ou qui, parcourant les campagnes en tourbillon rapide, couvre la terre d'arbres immenses, abat les forêts d'un souffle, tourmente Haud igitur redit ad nihilum res ulla, sed omnes Postremo, pereunt imbres, ubi eos pater Æther Nunc age, res quoniam docui non posse creari 250 255 260 265 270 275 qui se soulèvent avec un bruit menaçant. Il est clair que les vents sont des corps invisibles, eux qui balayent à la fois la terre, les eaux, les nues, et qui les font tourbillonner dans l'espace. C'est un fluide qui inonde et ravage la nature, ainsi qu'un fleuve dont les eaux paisibles s'emportent tout à coup et débordent, quand elles sont accrues par ces larges torrents de pluie qui tombent des montagnes, entraînant avec eux les ruines des bois, et des arbres entiers. Les ponts les plus solides ne peuvent soutenir le choc impétueux de l'onde, tant le fleuve, gonflé de ces pluies orageuses, heurte violemment les digues: il les met en pièces avec un horrible fracas; il roule dans son lit des rochers énormes, et abat tout ce qui lui fait obstacle. C'est ainsi que doivent se précipiter les vents, qui chassent devant eux et brisent sous mille chocs tout ce que leur souffle vient battre comme des flots déchaînés, et qui parfois saisissent comme en un gouffre et emportent les corps dans leurs tourbillons rapides. Je le répète donc, les vents sont des corps invisibles, puisque, dans leurs effets et dans leurs habitudes, on les trouve semblables aux grands fleuves qui sont des corps apparents. Enfin, ne sentons-nous pas les odeurs émanées des corps, quoique nous ne les voyions pas 280 285 Sunt igitur ventei nimirum corpora cæca, Tum porro varios rerum sentimus odores; 235 Nec tamen ad nareis venienteis cernimus unquam; 300 Nec calidos æstus tuimur, nec frigora quimus Usurpare oculis; nec voces cernere suemus : Quæ tamen omnia corporea constare necesse est Natura, quoniam sensus impellere possunt : Tangere enim aut tangi, nisi corpus, nulla potest res. 305 Denique fluctifrago suspensa in litore vestes arriver aux narines? L'œil ne saisit ni le froid ni le chaud; on n'a pas coutume d'apercevoir les sons et pourtant il faut bien que toutes ces choses soient des corps, car elles frappent les sens, et il n'est rien, excepté les corps, qui puisse toucher ou être touché. Les vêtements exposés sur les bords où la mer se brise,deviennent humides, et sèchent ensuite quand ils sont étendus au soleil; mais on ne voit pas comment l'humidité les pénètre', ni comment elle s'en va, dissipée par la chaleur : l'humidité se divise donc en parties si petites, qu'elles échappent à la vue. Bien plus, à mesure que les soleils se succèdent, le dessous de l'anneau s'amincit sous le doigt qui le porte; les gouttes de pluie qui tombent creusent la pierre; les sillons émoussent insensiblement le fer recourbé de la charrue; nous voyons aussi le pavé des chemins usé sous les pas de la foule; les statues, placées aux portes de la ville, nous montrent que leur main droite diminue sous les baisers des passants; et nous apercevons bien que tous ces corps ont éprouvé des pertes, mais la nature jalouse nous dérobe la vue des parties qui se détachent à chaque moment. Enfin les yeux les plus perçants ne viendraient pas à bout de voir ce que le temps et la nature, qui font croître lentement les êtres, leur ajoutent peu à peu, ni ce que la vieillesse ôte à leur substance amaigrie. Les pertes continuelles des rochers qui pendent sur la mer, et que dévore Uvescunt, eædem dispansæ in sole serescunt : Quin etiam, multis solis redeuntibus annis, le sel rongeur, échappent aussi à ta vue. C'est donc à l'aide de corps imperceptibles que la nature opère. Mais il ne faut pas croire que tout se tienne,et que tout soit matière dans l'espace. Il y a du vide, Memmius; et c'est une vérité qu'il te sera souvent utile de connaître, car elle t'empêchera de flotter dans le doute, d'être toujours en quête de la nature des choses, et de n'avoir pas foi dans mes paroles. Il existe donc un espace sans matière, qui échappe au toucher, et qu'on nomme le vide. Si le vide n'existait pas, le mouvement serait impossible; car, comme le propre des corps est de résister, ils se feraient continuellement obstacle, de sorte que nul ne pourrait avancer, puisque nul autre ne commencerait par lui céder la place. Cependant, sur la terre et dans l'onde, et dans les hauteurs du ciel, on voit mille corps se mouvoir de mille façons et par mille causes diverses; au lieu que, sans le vide, non-seulement ils seraient privés du mouvement qui les agite, mais ils n'auraient pas même pu être créés, parce que la matière, formant une masse compacte, eût demeuré dans un repos stérile. D'ailleurs, parmi les corps même qui passent pour être solides, on trouve des substances poreuses. La rosée limpide des eaux pénètre les rochers et les grottes, qui laissent échapper des larmes abondantes; les aliments se distribuent dans tout le corps des animaux; les arbres croissent, et laissent échapper des fruits à certaines époques, parce que les sucs nourriciers y sont répandus, depuis le bout des racines, par le tronc et les branches; le son perce les murs, et se coule dans les maisons fermées; le froid atteint et glace les os : ce qui ne pourrait se faire, si tous ces corps ne trouvaient des vides qui leur donnent passage. Enfin, pourquoi certains corps sont-ils de différents poids sous des volumes égaux ? Si un flocon de laine contient autant de matière que le plomb, il doit peser également sur la balance, puisque le propre des corps est de tout précipiter en bas. Le vide seul manque, pàr sa nature même, de pesanteur. Aussi, lorsque deux corps sont de grandeur égale, le plus léger annonce qu'il y a en lui plus de vide; le plus pesant, au contraire, accuse une substance plus compacte et plus riche, La matière renferme donc évidemment ce que j'essaye d'expliquer à l'aide de la raison, et que je nomme le vide. Mais, afin que rien ne puisse te détourner du vrai, je dois prévenir l'objection que des philosophes se sont imaginé de nous faire. Suivant eux, de même que les flots cèdent aux efforts des poissons et leur ouvrent une voie liquide, parce que les poissons laissent après eux des espaces libres,où se refugient les ondes obéissantes, de même les autres corps peuvent se mouvoir de concert, et changer de place, quoique tout soit plein. Ce raisonnement est entièrement faux : car où les poissons peuvent-ils aller, si la vague ne leur fait place? et si les poissons demeurent immobiles, où les eaux trouverontelles un refuge? Il faut donc ou ôter le mouvement aux corps, ou admettre qu'il y a du vide mêlé à la matière, et que la matière entre en mouvement à l'aide du vide. Enfin si deux corps plats et larges, qui se touchent, se séparent tout à coup, il se fait entre ces deux corps un vide qui doit être nécessairement comblé par l'air. Mais quoique l'air enveloppe rapidement et inonde cet espace, tout ne peut se remplir à la fois; car il faut que l'air envahisse d'abord les extrémités, et ensuite le reste. Peut-être croit-on que l'air antérieurement condensé se dilate quand les corps se séparent; mais on se trompe, car il se fait alors un vide qui n'existait pas, et un vide qui existait se comble. D'ailleurs, l'air ne peut se condenser de la sorte; et quand même ce serait possible, le vide lui serait encore nécessaire, je pense, pour rapprocher ses parties et se ramasser en lui-même. Ainsi, quelques détours que tu cherches pour échapper à l'évidence, tu es obligé enfin de reconnaître que la matière renferme du vide. A ces arguments je pourrais en joindre beaucoup d'autres,qui donneraient un nouveau poids à mes paroles; mais il suffit de quelques traces légères, pour acheminer ton esprit pénétrant à la Ni spatium dederint latices? Concedere porro 380 385 360 370 375 Si cita dissiliant, nempe aer omne necesse est, 395 400 405 Denique, quur alias alieis præstare videmus Est igitur nimirum id, quod ratione sagaci 365 connaissance du reste. Car, de même que les chiens, une fois sur la piste, découvrent avec leurs narines les retraites où les hôtes errants des montagnes dorment sous la feuillée qui les cache, de même tu pourras seul et de toi-même courir de découvertes en découvertes, forcer la nature dans ses mystérieux asiles, et en arracher la vérité. | tière, distincte du vide', et qui offre les apparences d'une troisième nature. Car, quel que soit ce principe, pour exister, il doit avoir un volume petit ou grand; et au moindre contact, méme le plus léger, le plus imperceptible, il va augmenter le nombre des corps et se perdre dans la masse. S'il est impalpable, au contraire, si aucune de ses parties n'arrête le flux des corps qui le traversent, n'est-ce point alors cet espace sans ma Si ta conviction hésite, si ton esprit se relâche, je puis facilement t'en faire la promesse, chertière que je nomme le vide? Memmius: des preuves abondantes, que mon esprit a puisées aux grandes sources de la sagesse, vont couler pour toi de mes lèvres harmonieuses. Je crains même que la vieillesse ne se glisse dans Dos membres à pas lents, et ne rompe les chaînes de notre vie, avant que cette richesse d'arguments sur toutes choses n'entre avec mes vers dans ton oreille. Mais il faut maintenant poursuivre ce que nous avions entamé. La nature se compose donc par elle-même de deux principes, les corps, et le vide où ils séjournent et accomplissent leurs mouvements divers. Le sens commun atteste que les corps existent; et si cette croyance fondamentale n'exerce pas un empire aveugle, il n'y a aucun moyen de convaincre les esprits, quand on explique par la raison ce qui échappe aux sens. Quant à ce lieu ou à cet espace que nous appelons le vide, s'il n'existait pas, les corps ne trouveraient place nulle part, et ils ne pourraient errer en tous sens, comme je te l'ai démontré plus haut. En outre, il n'est aucune substance qu'on puisse déclarer à la fois indépendante de la ma Quom semel institerunt vestigia certa viai; Quod si pigraris, paullumve recesseris abs re, 410 415 420 425 430 D'ailleurs, tous les êtres qui existent par euxmêmes doivent agir, ou souffrir que les autres agissent sur eux; ou bien il faut que des êtres soient contenus et se meuvent dans leur sein. Mais il n'y a que les corps qui puissent agir ou endurer l'action des autres, et il n'y a que le vide qui puisse leur faire place. Il est donc impossible de trouver parmi les êtres une troisième nature qui frappe les sens, ou soit saisie par la raison, et qui ne tienne ni de la matière ni du vide. Car on ne voit rien au monde qui ne soit une propriété ou un accident de ces deux principes. Une propriété est ce qui ne peut s'arracher et fuir des corps, sans que leur perte suive ce divorce comme la pesanteur de la pierre, la chaleur du feu, le cours fluide des eaux, la nature tactile des êtres, et la subtilité impalpable du vide. Au contraire, la liberté, la servitude, la richesse, la pauvreté, la guerre, la paix et toutes les choses de ce genre, se joignent aux êtres ou les quittent sans altérer leur nature, et nous avons coutume de les appeler à juste titre des accidents. 435 440 Corpore sejunctum, secretumque esse ab inani; 445 455 |