obligés de fendre la vague des airs qui retarde leur course. D'ailleurs, ces atomes ne vont pas un à un: ils se tiennent et sont agglomérés; et par conséquent ils se tirent, ils se gênent, ils se retardent eux-mêmes, outre l'obstacle qu'ils trouvent dans les résistances extérieures. Mais les éléments qui sont solides et simples, et que nul❘ corps étranger ne peut arrêter dans le vide; les éléments dont toutes les parties forment un seul tout, et se dirigent ensemble vers un seul endroit où leur penchant les attire, ne doiventils pas être plus rapides encore que la lumière du soleil, et se précipiter mille fois plus vite, et dé- | vorer mille fois plus d'espace dans l'intervalle que ses feux mettent à parcourir le ciel? Car on ne dira pas sans doute que les atomes eux-mêmes ralentissent et suspendent leurs mouvements à dessein, pour examiner toutes choses, et pour régler en conséquence leurs opérations. Mais quelques ignorants prétendent que, sans le secours des dieux, la matière serait incapable de se plier à tous nos besoins par un arrangement harmonieux, et de faire que les saisons changent, que les fruits poussent, que les êtres exécutent tout ce que leur conseille la céleste volupté; car la volupté seule, présidant à la vie, pousse les mortels à se perpétuer en accomplissant les douces choses de Vénus, afin que la race ne soit pas éteinte. Lorsque ces ignorants se figurent que les dieux ont créé le monde tout exprès pour les hommes, ils me paraissent être bien loin de la vérité. Pour moi, lors même Cogitur, aerias quod sic diverberet undas : At, quæ sunt solida primordia simplicitate, Et multo citius ferri, quam lumina solis, 155 que je ne connaîtrais pas les éléments des choses, à la seule vue du mécanisme céleste, j'affirmerais sans crainte, je prouverais sans réplique que la nature ne peut être l'ouvrage d'une main divine: tant elle a d'imperfections! Je te le ferai voir plus tard, cher Memmius; et il faut en finir d'abord avec le mouvement des atomes. Voici, je crois, le moment de te convaincre que nulle substance ne peut mouter et se soutenir en haut par sa propre force. Que la flamme ne te fasse pas illusion en ce point. Il est vrai que la flamme monte quand elle naît, et monte quand elle croit; mais il en est de même des moissons fiorissantes et des arbres, quoique tous les corps pesants inclinent à tomber. Aussi lorsque l'incendie s'élance jusqu'au faîte d'une maison, et que le feu rapide dévore les poutres et les charpentes, ne crois pas qu'il le fasse de luimême et sans qu'aucune force l'y pousse; pas plus que le sang, échappé de nos veines, ne jaillit et ne se répand tout seul dans les airs. Ne vois-tu pas aussi comme l'eau rejette les masses de bois qu'on y plonge? Plus on les enfonce toutes droites, et plus mille bras les poussent avec vigueur, avec peine, plus elle se hâte de les chasser, de les vomir, au point que la moitié, ou plus encore rejaillit et surnage. Et pourtant il est incontestable, je pense, que ces corps aspirent à descendre dans le vide. De même, sans doute, les flammes obéissent à des impulsions cachées et montent dans les airs, quoique leur poids résiste, quoique leur penchant les attire 160 Ne tibi dent in eo flammarum corpora fraudem; vers le sol. Regarde comme les feux nocturnes, Je veux aussi te montrer que les atomes, quand ils se précipitent en droite ligne dans le vide, dévient un peu par leur propre poids, mais si peu que rien, et on ne sait quand, on ne sait où. Si les éléments ne changeaient pas ainsi de route, ils tomberaient épars à travers les abîmes du vide, comme les gouttes de pluie : il n'y aurait jamais eu ni rencontre ni choc, et la nature demeurerait encore stérile. sous un poids plus lourd; mais le vide ne peut arrêter les corps, il ne le peut jamais, il ne le peut nulle part, et il leur fait toujours place, comme le veut sa nature. Les atomes doivent donc se précipiter avec la même vitesse, quoique leur poids diffère, dans le vide qui ne leur résiste pas; et il est impossible que les plus pesants tombent sur les plus légers, amènent des chocs, et varient le mouvement pour aider aux créations de la nature. Je le répète donc, il faut que les atomes dévient un peu, mais ils ne dévient que le moins possible; car autrement il semblerait que nous leur prêtions un mouvement oblique, ce que la vérité repousse. Les yeux attestent et nous sommes toujours à portée de voir que les corps pesants, qui tombent de haut et suivent leur propre pente, ne se meuvent pas obliquement, ainsi que tu peux le distinguer toi-même : mais est-il un œil capable d'apercevoir si les atomes ne se détournent jamais de la ligne droite? Enfin, si tous les mouvements sont enchaînés et se reproduisent toujours dans un ordre tou Si par hasard on croit que les atomes les plus pesants atteignent dans leur course plus rapide les atomes plus légers, et les frappent, et pro-jours invariable; si les atomes ne leur impriduisent ainsi les mouvements créateurs,, on va se perdre bien loin de la vérité. Car il faut bien sans doute que les corps qui tombent dans l'air ou l'eau précipitent leur chute suivant leurs poids, parce que la substance fluide des eaux et la nature déliée des airs ne peuvent opposer à tous des résistances égales, et cèdent plus vite Sic igitur debent flammæ quoque posse per auras Illud in his quoque te rebus cognoscere avemus: Quod si forte aliquis credit graviora potesse 206 210 ment point par de légers écarts une direction nouvelle qui rompe cet enchaînement fatal, et qui empêche la cause de succéder éternellement à la cause, d'où vient ici-bas cette volonté libre, cette volonté indépendante du sort, qui pousse les êtres où le plaisir les appelle, qui leur fait changer de route, non pas à époque fixe 215 Nam per aquas quæquomque cadunt atque aera deorsum, 231 235 240 245 220 225 ni en lieu déterminé, mais au gré du caprice qui les emporte? Car il est incontestable que leur volonté, à tous, est le principe du mouvement, et la source dont il jaillit pour se répandre dans les organes. Ne remarques-tu pas, quand on ouvre tout à coup la barrière, que l'impatient coursier ne peut s'élancer aussi vite que le voudrait son âme ardente? Il faut d'abord que l'abondante matière du corps entier s'ébranle au fond de chaque membre et s'y ramasse, afin de suivre le penchant du cœur. Ainsi le mouvement se forme dans les ames, et il part de la volonté, qui le transmet aux membres et au reste du corps. Il n'en est pas de même lorsque nous avançons poussés par un choc extérieur, et que de grandes forces nous impriment une vaste secousse : car alors il est clair que toute notre substance se meutet s'emporte malgré nous, jusqu'à ce que la volonté saisissant les membres arrête sa course. Tu le vois donc quoique des forces étrangères nous entrainent, nous précipitent, il y a pourtant au fond de notre cœur une puissance qui lutte, qui fait obstacle, qui ébranle souvent à son caprice la masse du corps en agitant les articulations et les membres, qui la pousse, la retient ensuite, et la rejette dans son inertie. Ainsi, tu es encore obligé de reconnaître qu'il y a chez les atomes, outre la pesanteur et le choc, un autre principe de mouvement qui lear donne cette puissance, puisque nous avons deja vu que rien ne peut naître de rien. Car la Tale est hæc, inquam, fatis avolsa voluntas, Per quam progredimur, quo ducit quemque voluptas; Declinamus item motus, nec tempore certo, Nec regione loci certa, sed ubi ipsa tulit mens? Xam dubio procul heis rebus sua quoique voluntas Principium dat; et hinc motus per membra rigantur. Nonne vides etiam, patefactis tempore puncto Carceribus, non posse tamen prorumpere equorum Yun cupidam tam de subito, quam mens avet ipsa? Omnis enim totum per corpus materiai Copia conquiri debet, concita per artus Omneis, ut studium mentis connexa sequatur : It videas initum motus a corde creari, Ex animique voluntate id procedere primum; lude dari porro per totum corpus et artus. Nec simile est, ut quom impulsei procedimus ictu, Tribus alterius magnis magnoque coactu; Jam turn materiem totius corporis omnem Perspicuum est nobis invitis ire rapique, Dec eam refrenavit per membra voluntas. Jae vides igitur, quamquam vis extera multos Pellat, et invitos cogat procedere sæpe, Præcipitesque rapi; tamen esse in pectore nostro Quiddam, quod contra pugnare obstareque possit : Quojus ad arbitrium quoque copia materiai Cogitur interdum flecti per membra, per artus; Et projecta refrenatur, retroque residit? 260 265 pesanteur empêche sans doute que tout ne provienne du choc et des impulsions étrangères; mais pour que les âmes ne soient pas soumises, quand elles agissent, à une nécessité intérieure qui les | dompte en quelque sorte et les réduit à une obéissance passive, il faut un léger écart des atomes, et non pas à temps fixe ni dans un espace déterminé. Les éléments ne furent jamais plus compacts ou plus écartés que de nos jours, parce que la matière ne subit ni accroissement ni perte. Les atomes se meuvent donc aujourd'hui comme dans les siècles passés, et le même mouvement les emportera dans les siècles à venir; et, par suite, les corps qui avaient coutume de naître naîtront encore suivant les mêmes lois, et ils pourront vivre, croître, prendre des forces, autant que les lois de sa nature le permettent à chacun. Aucune force ne peut changer le monde; car il n'est aucun endroit qui offre un refuge aux atomes échappés de la masse, ou un siége à des forces nouvelles qui puissent envahir la nature, la bouleverser, et détourner le cours du mouvement universel. Quoique tous les éléments se meuvent, on ne doit pas être surpris de ce que la masse semble demeurer immobile, sauf les corps qui ont un mouvement propre. Car la nature des éléments est enfouie dans les ténèbres, hors de la portée des sens; et, si leur essence échappe à ta vue, il faut bien qu'ils te dérobent aussi leurs agitations, 270 275 Naturam rerum mutare, et vortere motus. Vois la race des hommes, les êtres muets nagent au fond des ondes, les gras troupeau les bêtes sauvages, les oiseaux divers, ce qui habitent près des eaux fécondes, au bord rivières, des lacs ou des fontaines, et ceux demeurent et voltigent dans les solitudes o bois: compare tous les êtres de toutes les espèc et tu découvriras que tous ont des formes d férentes. puisque les corps visibles nous cachent eux-mêmes leurs mouvements à travers la distance qui nous en sépare. Souvent, en effet, les brebis qui paissent dans les gras pâturages se traînent où les appellent, où les attirent les herbes brillantes des perles de la fraîche rosée, tandis que les agneaux rassasiés jouent et bondissent avec grâce; mais on ne découvre de loin que des masses confuses, immobiles, et comme des taches blanches sur une verte colline. De même, lorsque de vastes légions inondent la campagne de leurs mancuvres et feignent de se livrer bataille, les armes jettent des éclairs dans le ciel; le sol étincelle de fer, et gémit sous la marche retentissante de cet amas de guerriers; les montagnes, frappées de leurs cris, les renvoient aux astres; les escadrons voltigent de toutes parts, et franchissent soudain les plaines ébranlées de leur poids et de leur course rapide cependant, à les voir de certains endroits, au sommet des montagnes, onfendus, elle promène partout ses yeux inquiets, les croirait immobiles, et leur éclat semble dormir sur la terre. Maintenant examinons la nature des atomes, et comment leurs formes diffèrent et leurs contours varient : non pas que beaucoup ne soient construits de même, mais parce que tous ne peuvent être semblables en tout, et tu ne dois pas en être surpris; car, puisque les richesses de la ma- | tière sont inépuisables, puisque les atomes ne se mesurent et ne se comptent pas, il est évident que tous, dans leur ensemble, ne peuvent avoir tout à fait les mêmes traits, la même physionomie. Præterquam si quid proprio dat corpore motus. Et circum volitant equites, mediosque repente 315 320 325 330 335 Autrement, les mères pourraient-elles reconn tre leurs petits, ou les petits leurs mères ? Et on s pourtant que les animaux se connaissent au bien que les hommes. Souvent un jeune taure meurt immolé devant les statues brillantes dieux, au pied des autels où brûle l'encens; des flots de sang coulent avec la vie de sa p trine fumante. Que devient alors sa mère? P vée de lui, elle parcourt les vertes forêts; e laisse partout les profondes empreintes de ses pie regarde si elle voit venir son enfant perdu: e remplit les ombrages des bois de ses gémis ments, immobile, attentive; puis elle revi aux étables, et les visite sans cesse, sans ce tourmentée de sa perte. Le tendre feuillage saules, les herbes que féconde la rosée, les fleu qui coulent à pleins bords, ne la charment p et ne la détournent pas de ses inquiétudes s daines; la vue même des autres veaux qui bond sent dans les gras pâturages ne peut distra son âme ni soulager sa peine: tant elle c naît bien et tant elle cherche ce qui est à el Sed quia non volgo paria omnibus omnia constant. Præterea genus humanum, mutæque natantes Nec ratione alia proles cognoscere matrem, Le cri de leur voix tremblante prouve que les faibles chevreaux reconnaissent aussi leurs mères armées de cornes; les brebis distinguent le belement des agneaux fölâtres; et tous les jeunes êtres, guidés par la Nature, courent aux mamelles qui les nourrissent. Enfin, quoique tous les grains de même nature se ressemblent, on voit pourtant que leurs contours different, ainsi que les coquillages aux mule formes qui émaillent le sol, près des rivages que vient battre la mer, et dont le sable boit les ondes expirantes. Or, puisque les atomes aistent naturellement comme ces corps, et que à main des hommes ne les a pas forgés sur un Dème modèle, les atomes doivent aussi voltiger soas mille formes diverses. Il nous est très-facile d'expliquer aussi pourquoi les feux du tonnerre sont plus pénétrants que la flamme qui naît des matières terrestres : car tu peux dire que le feu du ciel est une substance plus déliée, dont les atomes ont des formes plus fines et se glissent à travers les pores; ce que ne peut faire la flamme du bois ou le feu des Arches. En outre, la lumière traverse la corne; mais corne repousse la pluie. Pourquoi, sinon parce que les atomes de lumière sont moindres que ceux qui forment, le fluide bienfaisant des QUI? Quoique le vin jaillisse rapidement à travers le tre, l'huile est paresseuse et coule à regret. Obertare animum, subitamque avortere curam : Caras norunt matres, agnique petulci Datum pecudes: ita, quod Natura reposcit, Ad sua quisque, feri decurrunt ubera lactis. mili inter se quadam volitare figura. Præterea lumen per cornum transit; at imber 365 370 375 Pourquoi ? Parce que les éléments de cette substance sont ou plus épais ou mieux accrochés ensemble, mieux entrelacés ; et il en résulte que chacun ne se détache pas aussi vite, lorsque chacun se répand à son tour à travers les pores du filtre. D'ailleurs, le lait et le miel sont doux à la langue qui les savoure, quand ils coulent dans le palais; mais l'absinthe, mais la centaurée sauvage sont des substances amères, repoussantes, et qui tordent la bouche. Tu peux aisément en conclure que des atomes polis et ronds produisent les saveurs agréables, tandis que les corps aigres et rudes contiennent des atomes crochus, étroitement enlacés, et qui ont coutume de forcer le passage dans nos organes, où ils pénètrent en déchirant les fibres. Enfin, tout ce qui flatte les sens, et tout ce qui leur est pénible, provient de corps opposés par leur forme. Car il ne faut point croire que le bruit aigre et horrible de la scie qui siffle soit formé par des atomes polis, comme les sons harmonieux que les musiciens éveillent et façonnent avec leurs doigts agiles sur les cordes de la lyre. Ne crois pas non plus que des éléments de même forme se glissent dans les narines des hommes quand ils brûlent des cadavres infects, ou quand ils viennent de répandre le safran de Cilicie sur les théâtres, et que, près de la scène, les autels exhalent des parfums arabiques. Ne te figure pas enfin que ces couleurs bienfaisantes 391 Corpora sunt, quam de quibus est liquor almus aquarum. Huc accedit, uti mellis lactisque liquores Esse ea, quæ sensus jocunde tangere possunt : 380 Sensibus, introituque suo perrumpere corpus. 385 Omnia postremo bona sensibus, et mala tactu, Dissimili inter se pugnant perfecta figura : Ne tu forte putes, serræ stridentis acerbum Horrorem constare elementis lævibus æque, Ac Musæa mele, per chordas organicei quæ Mobilibus digitis expergefacta figurant : Neu simili penetrare putes primordia forma In nareis hominum, quom tetra cadavera torrent, Et quom scena croco Cilici perfusa recens est, 395 400 405 410 415 |