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modestie et ta générosité avaient cachés à tous les yeux. Je n'emprunterai pas, pour les célébrer, le secours d'une vaine éloquence; je répéterai fidellement cet éloge naïf, ce cri de la reconnaissance d'un malheureux (1) que tes bienfaits avaient arraché à la misère et rendu aux ressources d'un art utile. « Descartes, disait-il, est une divinité descen» due du ciel pour le bonheur du humain. » genre

J'ajouterai que tous tes amis furent malheureux ou vertueux, que tes ennemis furent tes envieux, que tu les supportas, que tu leur pardonnas, que tu fus toujours prêt à les aimer, à embrasser le dur Roberval, le fanatique Voëtius, l'infidèle Régius, le plagiaire Beekman, l'opiniâtre Bourdin, et ce qui coûte peut-être plus à la faiblesse humaine, ton rival de gloire (si tu en eus), Gassendi.

Je croirai dire encore plus, je croirai couronner ton éloge en publiant que plusieurs de tes domestiques furent tes amis, que tu les avais faits dignes de l'être, que tu leur avais rendu le service inestimable d'élever leur âme, de la rendre éclairée et sensible; que le moindre de tes bienfaits fut de leur procurer des établissemens nobles et avantageux. Non, ils n'étaient point tes domestiques, nous

(1) Lettre de Gassendi à Reneri, au sujet du sieur Ferrier, datée du 22 novembre 1630.

pouvons épargner ce titre à la délicatesse orgueilleuse des oreilles peu philosophiques; ils étaient tes disciples. De cette école de vertu et de doctrine étaient sortis Étienne de Villebressieux, médecin à Grenoble, fameux par ses machines et ses expériences; Gérard Gurschowen, professeur de mathématiques dans l'Université de Louvain; Gillot le jeune, qui enseigna aussi les mathématiques avec éclat dans l'armée du prince d'Orange et à Paris,

Mais parmi ces âmes dont l'élévation, ouvrage sublime de Descartes, démentit si noblement l'abjection de leur premier état, nous devons surtout distinguer le sensible, le tendre Schluter, son dernier valet-de-chambre, le plus fidèle témoin de ses vertus secrètes. O vous qui cherchez l'homme dans le philosophe! vous qui voulez connaître si Descartes savait aimer et se faire aimer, interrogez le cœur de Schluter, voyez couler ses larmes véritables, voyez de quel effroi il est saisi lorsque Descartes, à peine sorti d'un long évanouissement, avant-coureur du sommeil éternel, fixe sur lui ses yeux éteints, égarés et nageans dans la mort, lui tend ses bras exténués, et lui fait d'une voix mourante ses derniers adieux; voyez ce serviteur, cet ami fidèle embrasser le tombeau de ce maître adoré, s'y attacher, s'efforcer d'y descendre. Il fallut l'en arracher: ses yeux ne voulaient plus d'autre spec

tacle, son cœur ne pouvait le soutenir; ce cœur oppressé allait se fendre et se déchirer si un torrent de larmes ne l'eût obligé en soulevant un peu le poids immense de sa douleur. Rendu à la vie par le tems qui affaiblit tout, par la raison qui modère tout, par la religion qui se soumet à tout, il se consacra tout entier aux seuls amis de son maître et à la vertu qu'il lui avait inspirée : c'était presque vivre encore avec lui. Descartes sembla le protéger du haut des cieux; il prospéra : le reste de sa carrière fut heureux et presque brillant, mais son bonheur ne fut jamais pur; il ne voyait pas Des

cartes en être témoin.

Ah! puisque Descartes a mérité d'être aimé. ainsi, puisqu'il était vertueux et bienfaisant, qu'il soit grand! qu'il soit immortel! La base de sa gloire est inébranlable: notre admiration sera pure; elle ne sera point troublée par ce regret que laisse toujours à une âme honnête le spectacle des grands talens séparés des vertus. Puisque nous aimons l'homme privé, il nous sera doux de respecter le philosophe, et nous l'envisagerons avec un nouveau plaisir sous ce second point de vue.

SECONDE PARTIE.

On s'est apperçu sans doute qu'en voulant ne montrer dans Descartes que l'homme privé, j'ai

présenté presque partout le philosophe; c'est que la philosophie était dans Descartes ce que la matière subtile est dans le monde, tel qu'il l'a conçu, occupant tous les interstices, se mêlant à tout remplissant tout. L'unique différence qu'il y ait entre Descartes homme privé, et Descartes homme public, c'est que le premier se contenta d'être philosophe pour lui-même, et que le second consentit enfin de l'être aussi pour les autres.

Ce ne fut pas sans beaucoup de répugnance. Écrire, publier des livres, c'était se montrer, et il avait pris pour devise: Bien vivre, c'est se bien cacher (1). Dans le loisir que lui avaient laissé ses voyages militaires et philosophiques, il avait composé quelques écrits, entre autres son Traité de la musique ; mais il ne les publia point, et ce ne sont point là ses titres de gloire.

Les défauts de l'ancienne philosophie commençaient à frapper quelques yeux. Bâcon en Angleterre, Galilée en Italie, Gassendi en France, cherchaient à tirer la raison de sa vieille enfance. Descartes enfin entra dans la carrière.

Que vois-je? Ses premiers pas sont des chutes. L'enthousiasme le saisit: il s'égare; il a des vi

(1) Maxime ancienne : Benè qui latuit, benè vixit; nec vixit malè qui natus moriensque fefellit, a dit Horace.

sions (1); il explique des songes. O honte de l'esprit humain ! O amis de la vérité ! détournez vos regards de ces faiblesses d'un grand-homme; n'imi tez pas cet insensé, dont le rire insolent et impie outragea un père respectable, qui s'était oublié une fois; couvrez, comme ces deux fils pieux et justes, couvrez du manteau de la pudeur et du respect la faute de votre père; souvenez-vous que Descartes vous apprit à penser: vous le verrez bientôt, dégagé de cette faible éclipse, s'élancer dans sa course admirable, et remplir l'Univers de son éclat; mais de nouveaux obstacles l'arrêtent (2). Galilée est condamné.

Toutes les idées sur cet événement sont fixées aujourd'hui, et les réflexions seraient superflues. L'orage se calma: on cessa de confondre la théologie avec la philosophie, l'immuable empire de la vérité avec le mobile domaine de l'opinion. La liberté naturelle de l'esprit humain allait rentrer dans les droits qui lui sont propres : la Méthode de Descartes parut (3).

(1) Descartes a lui-même rendu compte de ces visions dans un écrit intitulé les Olympiques, ouvrage qu'il a laissé imparfait.

(2) En 1633. (3) En 1637.

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