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L'ENTRÉE EN ESPAGNE,

CHANSON DE GESTE INÉDITE

RENFERMEE DANS UN MANUSCRIT DE LA BIBLIOTHEQUE DE S. MARC A VENISE.

I

On a écrit l'histoire de la littérature française à l'étranger depuis le commencement du dix-septième siècle, et l'Académie française a montré quelle estime elle faisait d'un travail aussi original en décernant un prix à son auteur. C'est sans doute une grande et noble tâche que de faire connaitre ou d'éclairer plus complétement les curieuses figures de ces étrangers qui ont subi l'influence de nos idées et les ont exprimées dans notre langue. Mais le travail de M. Sayous ne s'applique qu'aux deux derniers siècles. Qui donc écrira l'histoire de notre littérature à l'étranger depuis les origines même de cette littérature? Voilà un digne sujet que nous devrions bien ne pas abandonner à l'Allemagne, comme nous lui avons déjà abandonné le soin de publier les monuments de notre poésie nationale! Ce qu'il faut étudier, ce qu'il faut faire enfin comprendre de tous, c'est l'influence littéraire de la France s'exerçant victorieusement, il y a huit siècles et plus, dans toute l'Europe chrétienne! Ce qu'il faut montrer, ce sont toutes les nations néo-latines penchées vers la France et occupées à imiter tout ce qu'elle veut bien inventer en architecture, en littérature, en poésie surtout! Que de fois n'a-t-on pas répété déjà le texte trop fameux de Brunetto Latini? Sans doute ce texte est glorieux pour la France, et je comprends que des Français s'y complaisent; mais ils ont bien d'autres sujets de fierté. Est-ce que les gestes de France, traitées d'abord dans nos légendes latines, puis versifiées par nos trou

1. Histoire de la littérature française à l'étranger depuis le commencement du XVIIe siècle, par A. Sayous, ouvrage couronné par l'Académie française. (Librairie protestante de J. Cherbuliez, Paris et Genève.)

VI. (Quatrième série.)

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vères et nos troubadours n'ont pas été un sujet de prédilection pour les poëtes anglais, allemands et italiens? Est-ce que nous n'avons pas rajeuni, en les touchant, les légendes de la TableRonde, et un pareil rajeunissement peut-il s'appeler une imitation? Est-ce qu'enfin les romans de Bretagne ne sont pas tout aussi nôtres que ceux de France et de Romme la grant! Est-ce qu'on n'a pas imité partout, dans cette Allemagne, si nationale pourtant, et dans cette Italie, si orgueilleuse de son originalité littéraire, est-ce qu'on n'a pas imité presque servilement jusqu'à la forme même des chansons de nos poëtes lyriques du nord et du midi? Aujourd'hui encore le voyageur ne voit-il pas vendre aux portes des églises italiennes, comme aux portes des églises de la Bohême, d'informes petits poëmes, mais qui portent les titres populaires de nos romans, les noms glorieux de nos héros carlovingiens? Si loin que vous alliez, l'influence française y a passé plusieurs siècles avant vous, et c'est là la grande gloire littéraire de la France.

Mais on n'a pas seulement imité et traduit les romans français dans toutes les langues romanes et germaniques. Des étrangers ont écrit en français des romans dont le sujet était français : ils ont senti qu'ils ne seraient pas complétement populaires en Europe si, après nous avoir emprunté ces sujets, ils ne nous prenaient aussi notre langue. Ils l'ont défigurée, c'est vrai; mais enfin ils s'en sont servis, et les preuves nous en restent. Chose étonnante! elles abondent surtout en Italie, dans le pays qui conteste avec le plus de dédain l'influence de notre littérature. Les Italiens se sont chargés du soin de nous justifier, et conservent précieusement dans leurs bibliothèques des ouvrages qui condamnent leurs prétentions, des poëmes écrits en français par des Italiens, et cela, du vivant de leur Dante, aux treizième et quatorzième siècles! Si national donc, si légitime que soit leur désir de prouver que nous sommes leurs débiteurs dans la poésie comme dans l'art, il faudra qu'ils le modèrent en lisant ces poëmes, et qu'ils confessent que, si plus tard, nous avons ressenti leur glorieuse influence, ils ont humblement commencé par accepter la nôtre.

Parmi ces compositions poétiques dont M. Guessard, a fait connaître dernièrement une des plus curieuses ', conservée à

1. Bibliothèque de l'École des Chartes, numéro de juillet-août 1857.

Venise, à la bibliothèque de Saint-Marc, je dois signaler en première ligne celle dont je vais donner l'analyse et qui est renfermée dans un manuscrit de la même bibliothèque.

Le manuscrit dont il s'agit porte parmi les manuscrits français le n° XXI. C'est un in-folio de trois cent quatre feuillets, qui se trouve dans un bon état de conservation. L'écriture est du quatorzième siècle; les miniatures sont très-nombreuses et placées le plus souvent au bas des pages. Le style assez large de ces miniatures et les caractères de l'écriture démontrent également que le manuscrit a été exécuté en Italie, mais il semble qu'il n'est pas l'œuvre d'un seul scribe, et je signalerai en particulier au fol. 229 r°, vers 11, un notable changement de main. On avait commencé à corriger la langue du poëme, comme il est facile de s'en convaincre aux folios 1 vo, 2 ro et vo, mais on n'a pas achevé ce travail. Enfin au fol. 1 ro, une main moderne a écrit: Romanzo de Carlomagno.

Les vers sont au nombre d'environ 20,000. Dans ses couplets monorimes, l'auteur a tantôt employé l'alexandrin, tantôt le vers de dix syllabes. Il va plus loin et ne se gène pas pour mêler, dans un même couplet, ces deux espèces de vers. C'est une négligence que peu de nos trouvères se sont permise.

Que ce roman ait été non-seulement écrit, mais encore composé au quatorzième siècle, tout concourt à le prouver la langue d'abord, où à travers mille italianismes on reconnaît les caractères du français de cette époque; puis la longueur du poëme et la prolixité du poëte, qui ne se contente plus de l'affabulation primitive des romans de France, mais qui invente de nouveaux épisodes, qui tàche d'intercaler partout où il y a place ses propres imaginations, et qui délaye celles de l'ancien poëte; enfin les digressions morales et les allusions fréquentes aux poëmes de la Table Ronde et notamment au Saint-Graal, allusions qui n'existent pas dans les romans originaux. Tous ces caractères se retrouvent dans le Charlemagne que Girard d'Amiens compila en France au commencement du quatorzième siècle. Notre poëme italien est sûrement de la même époque, mais sa composition a-t-elle ou non précédé la première publication des Reali? Nous sommes pour l'affirmative.

Quel est l'auteur de ce vaste poëme? On sait que pour bon nombre de chansons de geste il serait plus qu'indiscret de poser cette question. Mais ici l'auteur a été amené à nous dire sa

patrie et son nom, par cette vanité littéraire qui commençait alors à pousser dans les cerveaux des gens de lettres. Notre poëte était donc de Padoue, dans la marche de Trévise: il nous l'apprend au fol. 214 de notre manuscrit :

Mon nom vos non dirai, mai sui Patavian,

De la citez qe fist Antenor le Troian ',

En la joiose marche del cortois Trevixan,

Près la mer, à .X. lieues, o il est plus prosan.

Malgré la modestie qui l'empêche, à cet endroit du poëme, de nous décliner son nom, l'auteur se ravise, et, dans les derniers vers, il nous révèle qu'il s'appelait Nicolas, ce qui assurément ne valait pas la peine d'être caché :

Et comme Nicolais à rimer l'a complue. (Fol. 304 ro.)

Mais à quelles sources a puisé notre Patavian? C'est encore une question facile à résoudre, grâce à son bavardage. Il a fait comme ce Girard d'Amiens dont nous parlions tout à l'heure: il a puisé à plusieurs sources.-Une nuit comme il dormait, l'archevêque Turpin lui apparut et lui dit : « Si tu veux gagner le a ciel, tu n'as qu'à rimer ma chronique. » Le ciel se gagnait alors bien laborieusement: vingt mille vers! Nicolas de Padoue ne fut pas effrayé de le conquérir à ce prix, et pour l'amour de saint Jacques il se mit à rimer la chronique de Turpin avec un courage digne d'un meilleur sort :

L'arcevesques Trepins, que tant feri d'espée,
Enscrit de sa man l'estorie croniquée :
N'estoit bien entedue fors que da gient letrée.
Une noit, en dormand me vint en avisée
L'arcevesque méime cun la carte aprestée,
Comanda moi e dist, avant sa desevrée,
Que por l'amor saint Jaques fust l'estorie rimée,
Car ma arme en seroit sempres secorue et aidée;
Et par ce vos ai je l'estorie comencée,

A ce qee ele soit entendue et çantée. (Fol. 1 vo.)

Notre poëte se fit donc un devoir religieux de suivre d'abord

1. Padoue prétend en effet avoir été fondée par Anténor, et croit conserver le tombeau et les cendres de l'illustre Troyen.

la chronique de Turpin; mais il ne la trouvait pas assez longue, assez détaillée, et dès le fol. 54 de notre manuscrit, il nous déclare que depuis l'entrée des Français en Espagne jusqu'à la trahison de Ganelon il suivra de concert avec Turpin deux célèbres clercs, Jean de Navarre et Gautier d'Aragon, qui, dit-il, ont raconté les mêmes faits que le bon archevêque, mais qui les ont développés bien davantage, surtout Gautier : «Du reste, ajoute-t-il, nous reprendrons le récit de Turpin à la trahison de Ganelon, car « c'est certainement dans son livre qu'elle est le mieux racontée. » Il ne nous reste rien de ce Jean de Navarre et de ce Gautier d'Aragon, qui avaient sans doute, à une époque assez rapprochée, brodé sur le canevas de Turpin de nouvelles fables bien faites pour affriander notre poëte. Quoi qu'il en soit, voici le passage de Nicolas de Padoue; c'est un des plus intéressants qu'on puisse rencontrer dans aucune chanson de geste :

Se dam Trepin fist bref sa lecion

Et je di long, bleismer ne me doit hon:
Ce que il trova bien le vos canteron.
Bien dirai plus à ch' in poise e chi non;
Car dous bons clerges, Çan-gras et Gauteron,
Çan de Navaire et Gauter d'Aragon,
Ces dos prodomes ceschuns saist pont à pon
Si come Carles o la fiore françon
Entra en Espaigne conquerre le roion.
Là comensa je, trosque la finisun
Do jusque ou point de l'euvre Ganelon ;
D'iluec avant ne firent mencion,

Car bien contra Trepin la traïson
Que Guenes fist, li encresmé felon,
Com il vendi o roi Marsilion
En Ronceval Rollant et se baron.
Ces troi otor che nomé vos avon

Se sunt trovez de voir dir conpagnon;
Mais cil Gauter dist plus de nus autr' on.
Chi donque voult intandre par raison
Vient avant, car je loi dirai com
Li ber Rollant, le filz al duc Milon
Feragu oucist que tant estoit prodon,
Et les batailes che parcroniée son,
En ver françois, n'a mot de Bergoignon,
Vos dirai totes par bone intencion.

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