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CHAPITRE LXVI.

L'EMPIRE DE 1812 A 1814.

État de l'Europe en 1810.— Jamais une même génération d'hommes n'avait vu ce que venaient de voir les hommes qui avaient vécu de 1789 à 1811: des idées nouvelles qui avaient remué le monde; des misères et des grandeurs inouïes; un peuple qui s'était fait soldat; des armées qui valaient mieux que les légions romaines; la guerre arrivée à des combinaisons et à des résultats incomparables; enfin, pour appliquer ces idées, pour maîtriser l'élan, pour diriger ces forces redoutables, un homme doué d'un des plus puissants génies que la nature ait jamais formės. Aussi, en vingt années, la vieille Europe avait été bouleversée jusque dans ses fondements. La dynastie de Bourbon, assise naguère sur quatre trônes, n'en gardait plus qu'un, chancelant et menacé, en Sicile; celle de Bragance était exilée au Brésil; celle de Savoie reléguée en Sardaigne; celles d'Orange, de Hesse, de Brunswick et vingt autres, dépouillées. Il n'y avait plus de duchés de Parme, de Modène et de Toscane; plus de république de Venise, de Gênes et de Hollande ; plus d'États de l'Eglise; plus d'empire germanique. La monarchie du grand Frédéric avait été brisée; il n'en subsistait qu'un lambeau; celle de Marie-Thérèse, humiliée par vingt défaites, était coupée de l'Italie et de la mer.

Si des trônes s'étaient écroulés, d'autres s'étaient élevés. On voyait maintenant des rois d'Italie, de Hollande, de Wesphalie, de Wurtemberg et de Saxe; une confédération du Rhin qui essayait de faire équilibre à ce qui restait de la Prusse et de l'Autriche; une confédération suisse établie sur des bases meilleures que l'ancienne; un grand-duché de Varsovie, qui était une réparation, mais à demi, de la faute politique de 1773.

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Dans ces nouveaux États, la régénération sociale s'était opérée comme la régénération politique, 'Naples, Milan et Varsovie, la Hollande, la Westphalie et la Bavière avaient des constitutions françaises, nos codes, notre système d'administration. La Suède nous demandait un roi 1. Sur les pas de nos soldats, nos idées avaient germé partout. L'Espagne, qui ne voulait rien recevoir de notre main, prenait d'elle-même nos principes de 1789, pour en faire sa constitution de 1812. L'Autriche, la Prusse cherchaient des armes pour nous combattre, et allaient les prendre là où nous avions trouvé les nôtres, dans le droit et la liberté. La première accordait à ses peuples des franchises locales; la seconde abolissait la servitude de la glèbe, admettait l'égalité civile et n'exigeait plus de noblesse pour donner des grades d'officier. L'Angleterre elle-même subissait cette contagion morale. En Sicile, elle forçait le roi Ferdinand à renoncer au pouvoir absolu; chez elle, elle commençait à réparer ses longues injustices envers l'Irlande et entrait dans cette voie de réformes progressives qui l'ont empêchée de ressentir les commotions de l'Europe.

Ainsi la Révolution française, c'est-à-dire un nouvel ordre social fondé sur la justice et non sur le privilége, commençait son tour du monde. Mais de tels changements ne s'opèrent pas sans causer de terribles déchirements. C'est la loi de l'humanité que tout naisse dans la douleur. Ces dynasties déchues, ces aristocraties dépouillées, toutes ces puissances du passé foulées aux pieds de la Révolution victorieuse, ne se résignaient pas à leur défaite. Tant que la France ne sembla vaincre que pour donner aux pays vaincus des lois plus justes et une administration meilleure, les peuples furent avec elle. De quelles acclamations n'avaient-ils pas saluẻ, sur le Rhin et l'Adige, le drapeau tricolore! Mais quand l'Angleterre, invulnérable dans son île, offrit aux implacables rancunes des rois et des nobles les moyens de se satisfaire, la lutte entre les deux principes, l'organisation des temps passés et l'organisation des temps nouveaux, prit de. telles proportions, que tout fut sacrifié, la liberté comme la justice, au besoin d'en sortir victorieux. Les Anglais, les premiers, supprimèrent la liberté de l'Océan; Napoléon, à son

1. Le maréchal Bernadotte fut adopté par Charles XIII, qui n'avait pas d'enfant, et les États le proclamèrent prince royale 21 août 1810.

tour, supprima l'indépendance du continent: et par le blocus continental, par l'interruption du commerce, par la privation des denrées coloniales, dont l'Europe s'était fait une nécessité, il imposa aux peuples des sacrifices qui furent ressentis jusqu'au fond des chaumières. Son système politique prenait leur liberté; son système économique changeait leurs habitudes; c'était trop à la fois. En vain leur prodigua-t-il les bienfaits, débarrassant l'Allemagne d'une foule de souverainetės indigentes qui constituaient ce pays en état d'anarchie perpétuelle, et l'Italie de ses jalousies municipales qui la livraient sans défense à l'étranger; en vain voulait-il tirer l'Espagne de son engourdissement séculaire, les peuples cédés, repris, divisés comme des troupeaux, se sentirent blessés dans un orgueil légitime et dans de très-réels intérêts. Les maux présents firent méconnaître le bien à venir et les germes de prospérité et de grandeur que le conquérant avait jetės partout où la victoire l'avait conduit. Les Espagnols reçurent à coups de fusil ses réformes salutaires. Les libéraux italiens vont bientôt tendre la main à leur vieille, à leur mortelle ennemie, l'Autriche; et déjà l'Allemagne lève sur lui le poignard (attentat de Staaps à Schoenbrunn).

Si les peuples s'éloignent, les rois ne se rapprochent pas. Aux yeux des vieilles cours, Napoléon n'est toujours qu'un parvenu, et son empire qu'un empire plébéien. Les rois le flattent et l'obsèdent de leurs témoignages de dévouement, mais au premier revers, il pourra reconnaître leur sincérité. Aussi la France a beau compter Rome et Hambourg parmi ses chefs-lieux de préfecture, elle est maintenant isolée au milieu des nations; Napoléon a beau être le protecteur des rois et le gendre du successeur de Charles-Quint, il est isolé au milieu des souverains. C'est pour cela qu'après avoir tant vaincu, il voulut vaincre encore; qu'après être entrẻ à Madrid, à Naples, à Vienne, à Berlin, il voulut encore entrer à Moscou. C'était la route de Londres, de cette capitale, la seule qui n'eut pas encore vu ses aigles victorieuses, la seule qui, les voyant, pouvait arrêter leur vol glorieux, donner la paix au monde et assurer à la France une grandeur incomparable.

État de la France. Notre pays avait alors assez de gloire militaire, assez de conquêtes; la paix eût été, pour lui aussi, la bienvenue; toute victorieuse qu'était la France, elle souffrait cruellement de cette guerre sans relâche qui

ôtait tant de bras à l'industrie et à l'agriculture', qui développait les instincts militaires au détriment des instincts pacifiques et tendait à faire pénétrer le régime des camps dans la société civile. L'ordre était partout rétabli; plus d'émeutes retentissantes, plus de complots, plus même de discussions brûlantes à la tribune ou dans la presse, car le Corps législatif et le Sénat n'élevaient jamais une contradiction, et les journaux, étroitement surveillés par la censure, avaient perdu tout caractère politique3. Aussi, au milieu du calme profond qui régnait, commençait-on à demander à ce gouvernement si fort de compter davantage sur sa force en redoutant moins quelques écrivains comme Mme de Staël qu'il exilait, comme Chateaubriand qu'il empêchait d'entrer à l'Académie, et d'étudier, au contraire, le flot montant de l'opinion publique, pour chercher s'il n'y trouverait pas des désirs légitimes".

Dix ans auparavant la France avait oublié, ou plutôt elle ne savait pas encore que la liberté politique est la sauvegarde nécessaire des libertés civiles, que celles-ci, timides et craintives, sont désarmées et peuvent être aisément compromises et perdues, si les premières ne sont pas debout pour veiller sur elles et les défendre. Mais ces pensées se faisaient jour maintenant dans bien des esprits. C'était pour sauver ses intérêts matériels, mis en péril par un gouvernement trop faible, que la France avait applaudi au coup d'État du 18 brumaire : c'était pour les sauver encore, pour relever le commerce maritime ruiné et l'industrie ralentie, pour mettre un terme au deuil des familles décimées par la guerre, aux

1. A l'occasion du mariage de l'Empereur, Ferrère proposa, à Bordeaux, une adresse où il était parlé de paix, de commerce, de bonheur public. L'adresse fut supprimée. (Chauvot, le Barreau de Bordeaux, de 1775 à 1815.)

2 Il y eut cependant des désordres dans beaucoup de villes, à propos de la formation des cohortes du premier ban de la garde nationale, même à Paris. On comptait aussi en 1811, de 40 à 50 000 réfractaires. La conscription, odieuse dans tous les pays réunis, et dans les pays alliés, causait des émeutes fréquentes, mais aussitôt et sévèrement réprimées.

3. Un décret de 1810 avait organisé la censure préalable de tous les manuscrits, et même après cette mesure le ministre de la police conservait le droit du supprimer un ouvrage dont les censeurs avait autorisé la publication. (Collection générale des lois et décrets, t. XII, p. 170.)

4. Les apprehensions de la police allaient jusqu'à la puérilité. Lamartine raconte dans ses Entretiens littéraires qu'étant fort jeune encore il vit dans la maison de son père un officier anglais, prisonnier à Dijon. Il lui demanda des leçons d'anglais et commençait à lire lord Byron avec lui, quand le préfet apporta à son père l'ordre ministériel de faire cesser à l'instant ces leçons.

craintes des citoyens, qui ne se sentaient plus sous la protection absolue de la loi, qu'une opposition faible encore, mais destinée à grandir, se formait contre ce gouvernement qui s'était fait absolu. Déjà même dans Paris, cependant plus ménagé, la foule avait moins d'enthousiasme; durant la disette de 1811, elle laissa échapper assez de murmures pour que Napoléon évitât de se montrer, afin de ne les point entendre.

Avec la paix, le canon se taisant et la fumée des champs de bataille dissipée, Napoléon eût reconnu sans doute les besoins nouveaux qui s'élevaient. Avec la paix aussi les travaux féconds eussent changé la face du territoire. Si, au milieu de tant de guerres, l'Empereur avait pu mener à bonne fin tant d'entreprises gigantesques, et, malgré ses dépenses militaires, consacrer chaque année à des ouvrages d'utilité publique plus qu'on ne donnait autrefois dans tout un règne1, que n'eût-il pas fait, en devenant libre de diminuer son budget de la guerre au profit du budget des travaux publics, de l'agriculture, du commerce, de l'industrie et des arts? Les hommes supérieurs, qui ont porté des couronnes, ont surtout aimé la guerre. Quel magnifique spectacle eussent donné Napoléon et son empire, le génie personnifié des batailles, devenu un héros pacifique, la France, forte, glorieuse et libre!

Rupture entre la France et la Russie (1812). — A Tilsitt, Napoléon avait cru trouver dans la Russie l'alliée dont il avait besoin sur le continent; mais Alexandre, dans la guerre de 1809, ne lui donna pas les secours promis, et quand Napoléon lui demanda une de ses sœurs, il montra si peu d'empressement à répondre, que l'Empereur se retourna du côté de l'Autriche et épousa Marie-Louise. Le czar éprouva un profond dépit de cette union qu'il eût pu empêcher; il en avait éprouvé un autre de l'agrandissement assuré, par le traité de Vienne, au grand-duché de Varsovie, et il voulut obtenir de la France la déclaration que le royaume de Pologne, dont il retenait la meilleure part, ne serait jamais rétabli. Napoléon ne consentit pas « à flétrir sa mémoire en mettant le sceau à un acte machiavélique. » L'amitié des deux monarques était déjà bien ébranlée : l'extension donnée à

1. Suivant l'exposé de la situation de l'Empire, présenté au Corps législatif au commencement de 1813, Napoléon avait, en douze années, dépensé 955 millions en travaux d'utilite publique.

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