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assujettissement. Aucune race n'a le sentiment religieux plus indépendant. Ce n'est qu'à partir du xí° siècle, et par suite de l'appui que les Normands de France donnèrent au siège de Rome, que le christianisme breton fut entraîné bien nettement dans le courant de la catholicité. Il n'eût fallu que quelques circonstances favorables pour que les Bretons de France fussent devenus protestants, comme leurs frères les Gallois d'Angleterre. Au XVII° siècle, notre Bretagne française fut tout à fait conquise par les habitudes jésuitiques et le genre de piété du reste du monde. Jusque-là, la religion y avait eu un cachet absolument à part.

C'est surtout par le culte des saints qu'elle était caractérisée. Entre tant de particularités que la Bretagne possède en propre, l'hagiographie locale est sûrement la plus singulière. Quand on visite à pied le pays, une chose frappe au premier coup d'œil. Les églises paroissiales, où se fait le culte du dimanche, ne diffèrent pas essentiellement de celles des autres pays. Que si l'on parcourt la

campagne, au contraire, on rencontre souvent dans une seule paroisse jusqu'à dix et quinze chapelles, petites maisonnettes n'ayant le plus souvent qu'une porte et une fenêtre, et dédiées à un saint dont on n'a jamais entendu parler dans le reste de la chrétienté. Ces saints locaux, que l'on compte par centaines, sont tous du ve ou du vre siècle, c'est-à-dire de l'époque de l'émigration; ce sont des personnages ayant pour la plupart réellement existé, mais que la légende a entourés du plus brillant réseau de fables. Ces fables, d'une naïveté sans pareille, vrai trésor de mythologie celtique et d'imaginations populaires, n'ont jamais été complètement écrites. Les recueils édifiants faits ar les bénédictins et les jésuites, même par le naïf et curieux écrit d'Albert Legrand, dominicain de Morlaix, n'en présentent qu'une faible partie. Loin d'encourager ces vieilles dévotions populaires, le clergé ne fait que les tolérer; s'il le pouvait, il les supprimerait. Il sent bien que c'est là le reste d'un autre monde, d'un monde peu orthodoxe. On vient, une fois par an, dire la messe dans ces

chapelles; les saints auxquels elles sont dédiées sont trop maîtres du pays pour qu'on songe à les chasser; mais on ne parle guère d'eux à la paroisse. Le clergé laisse le peuple visiter ces petits sanctuaires selon les rites antiques, y venir demander la guérison de telle ou telle maladie, y pratiquer ses cultes bizarres; il feint de l'ignorer. Où donc est caché le trésor de ces vieilles histoires? Dans la mémoire du peuple. Allez de chapelle en chapelle; faites parler les bonnes gens, et, s'ils ont confiance en vous, ils vous conteront, moitié sur un ton sérieux, moitié sur le ton de la plaisanterie, d'inappréciables récits, dont la mythologie comparée et l'histoire sauront tirer un jour le plus riche parti1.

Ces récits eurent la plus grande influence sur le tour de mon imagination. Les chapelles dont je viens de parler sont toujours 'solitaires, isolées dans des landes, au milieu

1. Un consciencieux et infatigable chercheur, M. Luzel, sera, j'espère, le Pausanias de ces petites chapelles locales et fixera par écrit toute cette magnifique légende, à la veille de se perdre.

des rochers ou dans des terrains vagues tout. à fait déserts. Le vent courant sur les bruyères, gémissant dans les genêts, me causait de folles terreurs. Parfois je prenais la fuite éperdu, comme poursuivi par les génies du passé. D'autres fois, je regardais, par la porte à demi enfoncée de la chapelle, les vitraux ou les statuettes en bois peint qui ornaient l'autel. Cela me plongeait dans des rêves sans fin. La physionomie étrange, terrible de ces saints, plus druides que chrétiens, sauvages, vindicatifs, me poursuivait comme un cauchemar. Tout saints qu'ils étaient, ils ne laissaient pas d'être parfois sujets à d'étranges faiblesses. Grégoire de Tours nous a conté l'histoire de ce Winnoch, qui passa par Tours en allant à Jérusalem, portant pour tout vêtement des peaux de brebis dépouillées de leur laine. Il parut si pieux, qu'on le garda et qu'on le fit prêtre. Il ne mangeait que des herbes sauvages et portait le vase de vin à sa bouche de telle façon qu'on aurait dit que c'était seulement pour l'effleurer. Mais la libéralité des dévots lui ayant souvent apporté des vases remplis de

cette liqueur, il prit l'habitude d'en boire, et on le vit plusieurs fois ivre. Le diable s'empara de lui à tel point qu'armé de couteaux, de pierres, de bâtons, de tout ce qu'il pouvait saisir, il poursuivait les gens qu'il voyait. On fut obligé de l'attacher avec des chaînes dans sa cellule. Ce fut un saint tout de même. Saint Cadoc, saint Iltud, saint Conéry, saint Renan ou Ronan, m'apparaissaient de même comme des espèces de géants. Plus tard, quand je connus l'Inde, je vis que mes saints étaient de vrais richis, et que par eux j'avais touché à ce que notre monde aryen a de plus primitif, à l'idée de solitaires maîtres de la nature, la dominant par l'ascétisme et la force de la vo

lonté.

Naturellement, le dernier saint que je viens de citer était celui qui me préoccupait le plus; puisque son nom était celui que je portais 1. Entre tous les saints de Bretagne. il n'y en a pas, du reste, de plus original. On

1. La forme ancienne est Ronan, qui se retrouve dans les noms de lieu, Loc-Ronan, les eaux de Saint-Ronan (pays de Galles), etc.

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