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la province. Tréguier, en peu d'années, redevint ce que l'avait fait saint Tudwal treize cents ans auparavant, une ville tout ecclésiastique, étrangère au commerce, à l'industrie, un vaste monastère où nul bruit du dehors ne pénétrait, où l'on appelait vanité ce que les autres hommes poursuivent, et où ce que les laïques appellent chimère passait pour la seule réalité.

C'est dans ce milieu que se passa mon enfance, et j'y contractai un indestructible pli. Cette cathédrale, chef-d'œuvre de légèreté, fol essai pour réaliser en granit un idéal impossible, me faussa tout d'abord. Les longues heures que j'y passais ont été cause de ma complète incapacité pratique. Ce paradoxe architectural a fait de moi un homme chimérique, disciple de saint Tudwal, de saint Iltud et de saint Cadoc, dans un siècle où l'enseignement de ces saints n'a plus aucune application. Quand j'allais à Guingamp, ville plus laïque, et où j'avais des parents dans la classe moyenne, j'éprouvais de l'ennui et de l'embarras. Là, je ne me plaisais qu'avec une

pauvre servante, à qui je lisais des contes. J'aspirais à revenir à ma vieille ville sombre. écrasée par sa cathédrale, mais où l'on sentait vivre une forte protestation contre tout ce qui est plat et banal. Je me retrouvais moi-même, quand j'avais revu mon haut clocher, la nef aiguë, le cloître et les tombes du xv siècle qui y sont couchées; je n'étais à l'aise que dans la compagnie des morts, près de ces chevaliers, de ces nobles dames, dormant d'un sommeil calme, avec leur levrette à leurs pieds et un grand flambeau de pierre à la main. Les environs de la ville présentaient le même caractère religieux et idéal. On y nageait en plein rêve, dans une atmosphère aussi mythologique au moins que celle de Bénarès ou de Jagatnata. L'église de SaintMichel, du seuil de laquelle on apercevait la pleine mer, avait été détruite par la foudre, et il s'y passait encore des choses merveilleuses. Le jeudi saint, on y conduisait les enfants pour voir les cloches aller à Rome. On nous bandait les yeux, et alors il était beau de voir toutes les pièces du carillon, par

ordre de grandeur, de la plus grosse à la plus petite, revêtues de la belle robe de dentelle brodée qu'elles portèrent le jour de leur baptême, traverser l'air pour aller, en bourdonnant gravement, se faire bénir par le pape. Vis-à-vis, de l'autre côté de la rivière, était la charmante vallée du Tromeur, arrosée par une ancienne divonne ou fontaine sacrée, que le christianisme sanctifia en y rattachant le culte de la Vierge. La chapelle brûla en 1828; elle ne tarda pas à être rebâtie, et l'ancienne statue fut remplacée par une autre beaucoup plus belle. On vit bien dans cette circonstance la fidélité qui est le fond du caractère breton. La statne neuve, toute blanche et or, trônant sur l'autel avec ses belles coiffes fraîchement empesées, ne recevait presque pas de prières; il fallut conserver dans un coin le tronc noir, calciné: tous les hommages allaient à celui-ci. En se tournant vers la Vierge neuve, on eût cru faire une infidélité à la vieille.

Saint Yves était l'objet d'un culte encore plus populaire. Le digne patron des avocats est

né dans le minihi de Tréguier, et sa petite église y est entourée d'une grande vénération. Ce défenseur des pauvres, des veuves, des orphelins, est devenu dans le pays le grand justicier, le redresseur de torts. En l'adjurant avec certaines formules, dans sa mystérieuse chapelle de Saint-Yves de la Vérité, contre un ennemi dont on est victime, en lui disant: « Tu étais juste de ton vivant, montre que tu l'es encore, »> on est sûr que l'ennemi mourra dans l'année. Tous les délaissés deviennent ses pupilles. A la mort de mon père, ma mère me conduisit à sa chapelle et le constitua mon tuteur. Je ne peux pas dire que le bon saint Yves ait merveilleusement géré nos affaires, ni surtout qu'il m'ait donné une remarquable entente de mes intérêts; mais je lui dois mieux que cela; il m'a donné contentement, qui passe richesse, et une bonne humeur naturelle qui m'a tenu en joie jusqu'à ce jour.

Le mois de mai, où tombait la fête de ce saint excellent, n'était qu'une suite de processions au minihi; les paroisses, précédées de leurs croix processionnelles, se rencontraient

sur les chemins; on faisait alors embrasser les croix en signe d'alliance. La veille de la fête, le peuple se réunissait le soir dans l'église, et, à minuit, le saint étendait le bras pour bénir l'assistance prosternée. Mais, s'il y avait dans la foule un seul incrédule qui levât les yeux pour voir si le miracle était réel, le saint, justement blessé de ce soupçon, ne bougeait pas, et, par la faute du mécréant, personne n'était béni.

Un clergé sérieux, désintéressé, honnête, veillait à la conservation de ces croyances avec assez d'habileté pour ne pas les affaiblir et néanmoins pour ne pas trop s'y compromettre. Ces dignes prêtres ont été mes premiers précepteurs spirituels, et je leur dois ce qu'il peut y avoir de bon en moi. Toutes leurs paroles me semblaient des oracles; j'avais un tel respect pour eux, que je n'eus jamais un doute sur ce qu'ils me dirent avant l'âge de seize ans, quand je vins à Paris. J'ai eu depuis des maîtres autrement brillants et sagaces; je n'en ai pas eu de plus vénérables, et voilà ce qui cause souvent des dissidences

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