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La souffrance de ce remords devait du moins être épargnée à cette âme, tourmentée par tant d'épreuves; et chacune, en lui apparaissant comme une conséquence directe de la grande erreur de sa vie, avait redoublé sa foi. Elle avait pratiqué d'instinct ce conseil donné par un Père de l'Église et dont Joseph de Maistre a écrit que c'était un des plus beaux mots sortis d'une bouche humaine « Vis fugere a Deo? Fuge ad Deum : Avez-vous peur de Dieu? Sauvez-vous dans ses bras... » Cette épreuve-là, celle d'avoir participé, faute d'un peu de courage, à la perte éternelle d'un être à qui l'avait engagée autrefois le plus solennel serment cût sans doute dépassé ses forces. La pauvre femme le sentit ellemême, et, tout de suite, elle chercha le moyen de savoir si réellement elle aurait désormais à porter ce poids sur la conscience. Quel moyen? Son fils allait partir pour Villefranche, s'il n'était pas déjà parti. Pouvait-elle d'ailleurs aller le trouver, elle aussi, comme Darras la veille, dans l'appartement où était mort Chambault, au risque de s'y rencontrer avec une Me Planat?... Attendrait-elle d'être bien sûre que la levée du corps eût été faite, pour se rendre à cette maison où elle ne se heurterait plus ni à Lucien ni à cette fille, afin d'interroger les gens de service?...

(1) Voyez la Revue des 1 et 15 mai, 1 et 15 juin.

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Écrirait-elle au notaire, à ce M. Mounier qui lui avait le premier annoncé la maladie dont la terminaison foudroyante marquait une telle date dans sa vie?... Tous ces projets lui traversèrent l'esprit, devant ce billet de son « petit » qui, même à cette minute, et sans le savoir, se faisait encore une fois son bourreau. Elle finit par s'arrêter à un procédé détourné, mais il lui donnerait d'une manière certaine le renseignement, pour elle d'une importance tragique, qu'elle désirait. Elle écrivit à ce cousin du mort, dont il a déjà été parlé, le vieux général de Jardes, avec qui elle conservait des relations. Quand la réponse arriva, portée par un domestique, c'était le moment de dîner. Gabrielle était à table, ne parvenant pas à dissimuler une anxiété dont Darras ne soupçonnait guère le vrai motif. Comment ne pas l'attribuer à la nouvelle reçue le matin, et, l'expliquant ainsi, comment ne pas en souffrir lui-même ? Ce lui fut un coup au cœur, après tant d'autres, de voir Gabrielle frissonner, quand le valet de chambre lui remit l'enveloppe en lui nommant l'expéditeur, le rouge de l'émotion envahir son visage, ses mains trembler un peu. Elle ouvrit ce message, et, en ayant pris connaissance, un autre tressaillement passa sur ses traits. L'enveloppe contenait une carte de M. de Jardes, avec un mot et la lettre de faire-part d'Edgar de Chambault, où se trouvait la mention muni des sacremens de l'Église. Un même retour de piété familiale avait fait désirer au mourant d'être enterré dans le caveau des siens, après avoir si tristement porté leur nom, et de finir comme il avait vu finir son père et sa mère, lui qui avait vécu au rebours de tous leurs principes. Il arrive sans cesse, et précisément chez les hommes de cette espèce, rejetons dégénérés d'une longue lignée de croyans, que le chrétien se réveille au moment suprême par un phénomène où il est permis de voir une preuve, entre mille, de la grande loi de la réversibilité. Toute famille est une. Certaines grâces, accordées dans des instans pareils à un descendant dégradé d'une race pieuse, n'attestent pas moins clairement cette unité, que les malheurs infligés aux héritiers vertueux d'un sang coupable. Ce sont là de ces évidences troublantes, inintelligibles, mais sans elles les détours secrets de la vie humaine seraient plus inintelligibles encore. Le cynique viveur dont les brutalités avaient rendu l'existence commune insupportable à la plus dévouée, à la plus délicate des épouses, et qui s'était remarié lui-même, en dépit de

l'opinion de tout son monde, dans de si basses conditions,

le

père inconscient qui n'avait caché à son jeune fils aucun des scandales de ses désordres, l'incorrigible libertin qu'emportait avant l'âge une maladie provoquée par des habitudes d'ignoble intempérance, s'était rappelé, sur son lit d'agonie, les enseignemens de sa lointaine enfance. Éclairé sur la gravité de son état par la consultation qui avait suivi la visite de Darras et peut-être par l'étrangeté même de cette visite, il avait demandé un prêtre. Il avait été administré. Le laconique libellé de cette lettre de faire-part racontait ce suprême retour, et cette autre phrase: L'inhumation aura lieu dans le caveau de la famille, à Villefranche-d'Aveyron, achevait de donner à cette fin d'un homme avili une dignité dont ses mœurs avaient trop manqué..... C'était pour Gabrielle l'allégement d'un si terrible scrupule! Tant de souvenirs étaient malgré tout réveillés en elle par cette annonce funéraire où son fils figurait et elle pas!... Elle en fut remuée, et d'autant plus profondément qu'elle sentit peser sur elle le regard interrogateur d'Albert. Elle posa la lettre sur la table, au lieu de la lui tendre, et le dîner s'acheva sans qu'elle eût fait la moindre allusion au contenu. Le nom de l'envoyeur, le format du papier, l'encadrement de deuil ne permettaient pas le doute. Darras regardait le large bord noir se détacher sur la blancheur de la nappe. Il y avait pour lui quelque chose d'insupportable dans cette simple feuille de papier dont la matérialité évoquait ce premier mari qu'il avait tant méprisé, tant haï aussi, Il la regardait, cette lettre de mort, tacher de sa souillure sa table de famille, à portée de la main de Jeanne, de l'enfant du second mariage, et il pensait :

- C'est le faire-part de ce misérable. Je ne peux pas en douter. Pourquoi Jardes, qui a toujours été si correct avec moi, l'envoie-t-il à Gabrielle?... Pourquoi est-elle si troublée ?.....

La réponse à cette question ne devait lui être donnéc que dans la soirée, et après s'être endolori le cœur à cette dure sensation de l'autre ménage, toujours réel, toujours présent. Hélas! si amère que fût pour lui cette explication qui attribuait le trouble de Gabrielle au rappel d'un odieux passé, ne l'eût-il pas préférée à la véritable? Ce fut en redescendant de la chambre de leur fille dans son cabinet qu'elle lui dit :

-

Je ne t'ai pas parlé à table de la lettre de M. de Jardes, à cause de Jeanne. J'ai toujours si peur qu'elle ne devine ce que

nous lui avons toujours caché, que le père de Lucien vivait quand je t'ai épousé...

-Ta correspondance est à toi et à toi seule, tu le sais bien... répondit simplement Darras.

- Je tiens à ce que tu lises cette lettre, insista-t-elle. Je ne veux plus avoir fait une démarche que tu n'aies pas sue. Je t'ai vu trop souffrir de mon silence!... J'ai compris à l'expression de ton visage, pendant le dîner, et depuis, que tu avais deviné quel était ce faire-part. M. de Jardes me l'a envoyé parce que je lui avais écrit mon inquiétude sur un point où je pouvais croire ma responsabilité engagée... Mais lis...

La carte du général ne contenait que quelques mots disant à Mme Darras qu'elle trouverait dans le billet mortuaire le renseignement qu'elle désirait. Sur ce billet, en effet, la ligne relative aux sacremens était soulignée au crayon.

Oui, reprit Gabrielle, tu m'avais dit hier qu'il y avait danger. J'avais trop de raisons de penser que personne dans l'entourage de ce malheureux n'appellerait un prêtre... J'ai eu l'idée de te demander de me laisser faire cette démarche... Je n'ai pas osé. Quand j'ai appris cette mort, ce matin, j'ai tremblé...

Elle n'acheva pas. Darras avait regardé le billet de M. de Jardes, puis la lettre de faire-part. Il regardait sa femme maintenant avec une expression d'une détresse infinie et il lui dit : Tu ne crois pas cela sérieusement? Tu ne peux pas le

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croire...

Quoi? fit-elle.

Que la présence d'un prêtre au chevet d'un mourant change quoi que ce soit au sort qui l'attend dans l'autre monde, s'il y en

a un?

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Mais il y en a un, mon ami, dit-elle; tu ne peux pas croire, toi, qu'il n'y en ait pas un!...

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Je crois ce qui est établi scientifiquement, répliqua Darras. Mais admettons un instant que cet autre monde existe. Admettons un jugement d'après la mort, quoique cette idée d'une prime offerte à la vertu soit la destruction de la moralité supérieure. Ce jugement, pour être équitable, doit porter sur l'existence entière. En quoi peut-il être modifié par les gestes et les paroles d'un homme en surplis, autour d'un demi-cadavre qui garde à peine assez de connaissance pour penser et de souffle pour parler?

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