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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

30 juin.

Attendons, disions-nous il y a quinze jours, en parlant de la commission d'enquête qui venait d'être nommée par la Chambre des députés pour faire la lumière sur l'affaire des Chartreux. Quinze jours sont passés; la commission a beaucoup travaillé, mais la lumière n'est pas faite sur tous les points. Elle l'est pourtant sur quelquesuns. L'œuvre de la commission était double. Il s'agissait d'abord d'éclaircir une affaire de corruption dont on avait beaucoup parlé il y a quinze mois et autour de laquelle le siler ce s'était fait depuis. II s'agissait aussi, et surtout, de savoir comment s'étaient comportés nos pouvoirs publics, politiques et judiciaires, relativement à cette affaire. Dans le premier cas, une seule personne était visée; dans l'autre, tout un régime politique était en cause, avec ses allures et ses procédés propres. Contre M. Edgar Combes, secrétaire général du ministère de l'Intérieur, on n'a jusqu'ici rien prouvé; mais, sur les pratiques gouvernementales entrées dans nos mœurs depuis quelques années, les renseignemens ont été très abondans, et on peut dès aujourd'hui en tirer un certain nombre de conclusions.

Cette nouvelle affaire a surgi soudainement au milieu d'une discussion de la Chambre, sans que personne s'y attendit. Un duel de paroles, extrêmement vif, apre et violent, se poursuivait entre M. Millerand et M. Combes. C'était la suite d'une lutte mortelle entre deux hommes, plus peut-être qu'entre deux politiques. M. Millerand attaquait avec une énergie brutale, mais pourtant parlementaire. Quant à M. Combes, il a mis en usage dans les tournois du Palais-Bourbon des procédés empruntés à la savate et au bâton. C'est son genre:

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si on le retourne quelquefois contre lui, il n'a pas droit de s'en plaindre. Il s'est écrié, en prenant à partie son dangereux interlocuteur, que, si lui, M. Combes, supprimait les congrégations, du moins il ne s'enrichissait pas de leurs dépouilles. C'était une allusion aux causes, à la vérité très nombreuses, que plaide M. Millerand comme avocat des liquidateurs judiciaires. Inévitablement, dans une assemblée de près de six cents membres où les passions étaient portées à leur paroxysme, une voix devait s'élever pour dire : « Et le million des Chartreux? » Le trait a été lancé. Il dépendait de M. le président du Conseil de le laisser tomber; personne ne l'aurait relevé. Il l'a fait lui-même, dans un accès de colère qui a consterné ses amis et réveillé l'ardeur déjà éteinte de ses adversaires. — Le million des Chartreux, a-t-il dit en substance, parlons-en! Vidons cette question une fois pour toutes! Si je me suis tu jusqu'ici au prix des pires angoisses morales, et si j'ai laissé mon fils en butte à des calomnies qui entachaient son honneur, c'est parce que M. Millerand, le même M. Millerand, qui depuis... mais alors!... est venu me prier, au nom d'« un intérêt supérieur, » de ne pas livrer à la publicité un nom qu'il aurait suffi de prononcer pour laver mon fils des accusations odieuses dont il était l'objet. Rien ne peut donner une idée de l'étonnement de la Chambre en présence de ce langage énigmatique. Personne ne comprenait de quoi il s'agissait. M. Millerand a reconnu avoir demandé, ou conseillé, le silence sur le nom auquel paraissaient se rattacher tant d'intérêts mystérieux, mais il a ajouté que sa divulgation n'aurait prouvé l'innocence de qui que ce fût. C'était à voir. Ce nom, en effet, était celui d'une personne qui, par l'intermédiaire d'une autre, avait fait dire à M. Edgar Combes que les Chartreux mettraient volontiers deux millions à la disposition du gouvernement, si celui-ci concluait à leur autorisation devant la Chambre. Depuis, on a accusé M. Edgar Combes d'avoir accepté l'affaire au rabais, c'est-à-dire pour un million. Est-il vraisemblable, est-il admissible, disait M. le président du Conseil, que mon fils ou moi ayons sollicité ou accepté un million, lorsque, peu de temps auparavant, nous en avions refusé deux? Il y a eu aussi une troisième affaire de 300 000 francs qui auraient été demandés aux Chartreux pour «'arroser » un groupe parlementaire. Cette danse de millions plongeait la Chambre dans un véritable ahurissement. Le désarroi était à son comble. On ne pouvait en sortir qu'en ordonnant une enquête, et c'est ce qui a été fait. Le surlendemain, la commission d'enquête a été élue dans les bureaux. Composée de

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trente-trois membres, une majorité de près de deux tiers s'est trouvée formée d'antiministériels.

Qu'avait voulu M. Combes? Nuire à M. Millerand, et assurément il y a réussi. Mais il n'avait pas prévu qu'il se ferait du même coup beaucoup de mal à lui-même. Eh quoi! M. le président du Conseil affirme qu'il lui aurait suffi de prononcer un nom pour disculper son fils, et il ne l'a pas prononcé? Pourquoi ? Parce que M. Millerand était venu lui dire qu'il y avait un «< intérêt supérieur » à taire ce nom, sans doute capable d'ébranler les colonnes sur lesquelles repose la République. Quel pouvait être cet « intérêt supérieur? » Si M. le président du Conseil avait manifesté le désir ou plutôt la volonté de le connaître avant de consentir au silence qui lui était demandé, tout le monde aurait trouvé sa curiosité naturelle et légitime. Sacrifier l'honneur de son fils à un anonyme, Brutus lui-même ne l'aurait pas fait ! Cependant la confiance de M. Combes en M. Millerand était si grande alors qu'il l'a cru sur parole, sans plus d'explications. Le nom est resté dans l'ombre, et M. Edgar Combes exposé à la calomnie. Tout le monde conseillait alors à M. le secrétaire général de traduire ses calomniateurs devant la cour d'assises; mais il a estimé que la juridiction qui était assez bonne pour les simples citoyens ne l'était pas pour lui. Mettant fièrement son honneur et sa vertu au-dessus de toute atteinte, il a refusé de poursuivre. Tout semblait fini lorsque, la justice immanente des choses opérant sans doute, l'affaire a été reprise par M. le président du Conseil lui-même dans les conditions que nous venons de rappeler, et, à défaut d'une cour d'assises, elle s'est trouvée posée devant une commission d'enquête. Il y a des tombeaux qui gardent mal leurs spectres.

Avant même que la commission eût commencé son œuvre, un nom a été murmuré comme étant celui du moderne Masque de fer: M. Chabert! Cela ne vous dit rien? A nous non plus. On se rappelait vaguement qu'un M. Chabert avait été mêlé à l'affaire du Panama; mais il avait laissé dans les mémoires une trace si légère qu'elle était à peu près effacée. Était-ce vraiment de ce comparse qu'il s'agissait? Était-ce à lui que se rapportait l'« intérêt supérieur » invoqué par M. Millerand, et devant lequel M. Combes s'était incliné en laissant son fils, son fils dans lequel il a mis toutes ses complaisances, en proie à une meute hurlante? On se refusait à le croire. Depuis que Mme Humbert, après avoir savamment disposé son auditoire à l'épouvante, avait balbutié le nom de Régnier, on n'avait pas éprouvé pareille désillusion. Chabert! Était-ce croyable ? Il a pourtant bien fallu

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le croire lorsque M. Chabert, prenant les devans sur la commission, a écrit une lettre à un journal pour dire : C'est moi, oui, c'est bien moi qui suis en cause! Me, me adsum qui feci! Mais M. Chabert ne se vantait-il pas ? Si c'était effectivement lui, quel « intérêt supérieur pouvait exiger le silence sur son nom, si peu effrayant en apparence? Sa lettre donnait bien à ce sujet un renseignement qui avait son prix; ce prix, toutefois, était-il assez grand pour expliquer la démarche effarée de M. Millerand et le mutisme angoissé de M. Combes? Il paraît que M. Chabert, qui, du reste, a déclaré ne pas s'occuper de politique, non, grand Dieu! il a dit à la commission d'enquête que tous ceux qui y touchaient étaient aussitôt déshonorés,

il paraît donc que M. Chabert, à la veille des élections de 1902, a versé 100 000 francs dans une caisse électorale particulièrement bien vue du gouvernement de cette époque. C'était celui de M. WaldeckRousseau, et M. Millerand, qui en faisait partie, avait invoqué auprès de M. Combes la solidarité naturelle entre gouvernemens successifs, mais analogues, pour lui recommander la discrétion. M. Chabert terminait sa lettre noblement. « Il résulte, écrivait-il, de tous ces incidens que cette malheureuse politique finira par écarter des concours précieux et par lasser bien des dévouemens. » Ce qui veut dire en bon français que, si on fait tant de bruit autour de leurs noms, M. Chabert et ses amis, car la somme de 100 000 francs était le fruit d'une collecte, cesseront de financer.

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Est-ce M. Chabert en personne qui a parlé à M. Edgar Combes d'une somme de deux millions que les Chartreux seraient disposés à verser? Est-ce lui qui, spontanément, a choisi la caisse dans laquelle il a versé 100 000 francs? Non. Ici apparaît un nouvel intermédiaire que M. Chabert découvre dans sa lettre, et qui n'est autre que M. Michel Lagrave, fonctionnaire du ministère du Commerce et commissaire général de la République à l'Exposition de Saint-Louis. M. Lagrave est un homme intelligent tout le monde a rendu justice à la manière dont il a organisé notre Exposition en Amérique. Mais il a eu le tort de s'entremettre dans une affaire dont un sentiment plus délicat et plus ferme de sa dignité aurait dû l'écarter. Il a d'ailleurs expié cruellement son imprudence, car rien ne prouve qu'il y ait eu autre chose de sa part qu'une imprudence, et il a été encouragé à la commettre par M. Millerand lui-même. Voici les faits. Un jour, raconte M. Chabert, je crois me souvenir avoir dit à M. Lagrave : « Si les Chartreux étaient malins, ils verseraient annuellement une forte somme à l'une des œuvres philanthropiques patronnées par le gouvernement, et s'attire

raient forcément ainsi sa bienveillance. » Quoi de plus naturel de la part de M. Chabert que ce propos? Ne se croyait-il pas très malin luimême en faisant ce que, d'après lui, les Chartreux auraient dû faire? M. Lagrave a pris la suggestion au sérieux: sans préjuger l'importance et encore moins la suite qui y serait donnée, il a cru de son devoir d'en faire part à M. Edgar Combes, avec lequel il était alors en rapports amicaux. Comment M. Edgar Combes a-t-il accueilli la chose? Ici les versions diffèrent. D'après M. Lagrave, il se serait contenté de sourire sans se prononcer. M. Edgar Combes affirme, au contraire, qu'il a repoussé avec indignation ce qu'il considérait comme une proposition ferme, en ajoutant que celui qui la ferait à son père, après être entré dans son cabinet par la porte, en sortirait par la fenêtre. Mais il n'a lui-même jeté personne par la fenêtre. Il est resté en bonnes relations avec M. Lagrave, qu'il ne considérait pas, a-t-il dit, comme l'intermédiaire conscient et responsable d'une tentative de corruption caractérisée. Il est possible, en effet, que cette pensée ne soit née que plus tard dans son esprit, ou dans celui de M. le président du Conseil. Devant la commission d'enquête, on a vu M. Lagrave s'efforcer d'atténuer la gravité de sa démarche, et MM. Combes père et fils l'accentuer. Le premier se défendait d'avoir été l'agent, même indirect, d'une tentative criminelle; mais les seconds avaient besoin que cette tentative eût existé pour se glorifier d'y avoir résisté, et se justifier ainsi d'avoir demandé le moins quand ils avaient déjà refusé le plus. Le dissentiment entre M. Lagrave et M. Edgar Combes est arrivé bientôt à un degré d'acuité qu'il était impossible de dépasser. Vous mentez!» a dit, à un moment, M. Lagrave; à quoi M. Edgar Combes a répliqué: « Eh bien! je vous dirai à mon tour que vous mentez!» L'un des deux ment; mais lequel?

Il est un point, en tout cas, où nous sommes convaincus que M. Lagrave a dit la vérité. Quelque temps après cette affaire des deux millions à laquelle MM. Chabert et Lagrave avaient été mêlés dans des conditions restées confuses, mais secrètes, un scandale a éclaté, celui du million. Il ne s'agissait plus cette fois que d'un million. Les intermédiaires étaient différens, et l'ombre qui les couvre n'est pas encore dissipée; peut-être ne le sera-t-elle jamais complètement; mais l'accusation visait toujours M. Edgar Combes. D'où venait-elle ? D'un journaliste de Grenoble, M. Besson. C'est ce M. Besson que M. Edgar Combes aurait dû, selon nous, traduire en cour d'assises. Il ne l'a pas fait, et tout s'est borné à une instruction judiciaire, qui a été ouverte et fermée de la manière la plus étrange. M. le prési

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