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pas dans les autres. Personne n'est la sensualité pure. Prenez mille débauchés, vous trouverez mille manières d'être débauché; car il y a mille routes, mille circonstances et mille degrés dans la débauche; pour que sir Épicure Mammon fût un être réel, il fallait lui donner l'espèce de tempérament, le genre d'éducation, la nature d'imagination qui produisent la sensualité. Quand on veut construire un homme, il faut creuser jusqu'aux fondements de l'homme, c'est-à-dire, se définir à soimême la structure de sa machine corporelle et l'allure primitive de son esprit. Jonson n'a pas creusé assez avant, et ses constructions sont incomplètes; il a bâti à fleur de terre, et il n'a bâti qu'un étage. Il n'a point connu tout l'homme, et il a ignoré le fond de l'homme; il a mis en scène et rendu sensibles des traités de morale, des fragments d'histoire et des morceaux de satire; il n'a point imprimé de nouveaux êtres dans l'imagination du genre humain.

Tous les autres dons, il les a, et d'abord les dons classiques, en premier lieu le talent de composer. Pour la première fois nous voyons un plan suivi, combiné, une intrigue complète qui a son commencement, son milieu et sa fin, des actions partielles bien agencées, bien rattachées, un intérêt qui croît et n'est jamais suspendu, une vérité dominante que tous les événements concourent à prouver, une idée maîtresse que tous les personnages concourent à mettre en lumière, bref, un art semblable à celui

LITT. ANGL.

II- 2

que Molière et Racine vont appliquer et enseigner. Il ne prend pas comme Shakspeare un roman de Greene, une chronique d'Holinshed, une vie de Plutarque, tels quels, pour les découper en scènes, sans calcul des vraisemblances, indifférent à l'ordre, à l'unité, occupé seulement de mettre en pied des hommes, parfois égaré dans des rêveries poétiques, et au besoin concluant subitement la pièce par une reconnaissance ou une tuerie. Il se gouverne et gouverne ses personnages; il veut et sait tout ce qu'ils font et tout ce qu'il fait. Mais par-dessus les habitudes d'ordonnance latine, il possède la grande faculté de son siècle et de sa race, le sentiment du naturel et de la vie, la connaissance exacte du détail précis, la force de manier franchement, audacieusement, les passions franches. Chez aucun écrivain du temps, ce don ne manque; ils n'ont point peur des mots vrais, des détails choquants et frappants d'alcôve et de médecine; la pruderie de l'Angleterre moderne et la délicatesse de la France monarchique ne viennent point voiler les nudités de leurs figures ou atténuer le coloris de leurs tableaux. Ils vivent librement, largement, au milieu des choses vivantes; ils voient les convoitises s'agiter, s'élancer, sans pudeur, sans hypocrisie, sans adoucissement, et ils les montrent telles qu'ils les voient, celui-ci aussi hardiment, quelquefois plus hardiment que les autres, étayé comme il l'est sur la vigueur et la rudesse de son tempérament d'athlète, sur l'exactitude et l'abondance extraordinaire de ses observations et de sa

science. Joignez-y encore sa noblesse morale, son âpreté, sa puissante colère grondante, exaspérée et acharnée contre les vices, sa volonté roidie par l'orgueil et la conscience, « sa main armée et résolue à dépouiller, à mettre nues, comme au jour de leur naissance, les folies débraillées de son siècle, à imprimer sur leurs flancs éhontés les sillons de son fouet d'acier1; » par-dessus tout le dédain des basses complaisances, le mépris affiché « pour les esprits éreintés qui trottent d'un pied écloppé aux gages du vulgaire, » l'enthousiasme, l'amour profond « de la Muse bienheureuse, âme de la science et reine des âmes, qui, portée sur les ailes de son immortelle pensée, repousse la terre d'un pied dédaigneux, et va heurter la porte du ciel. » Voilà les forces qu'il a

1. Prologue de Every man out of his humour.

2.

With an armed and resolute hand,

I'll strip the ragged follies of the time.
Naked as at their birth....

And with a whip of steel,
Print wounding lashes in their iron ribs.
I fear no mood stamp'd in a private brow,
When I am pleased t' unmask a public vice;
I fear no strumpet's drugs, no ruffian's stab,
Shoud I detect their hateful luxuries.

(Every man out of his humour, prologue.)

O sacred Poesy, thou spirit of arts
The soul of science, and the queen of souls,
What profane violence, almost sacrilege,
Hath here been offered thy divinities!
That thine own guiltless poverty should arm
Prodigious ignorance to wound thee thus!...

Would men learn but to distinguish spirits,
And set true difference 'twixt those jaded wits,
That run a broken pace for common hire,
And the high raptures of a happy muse,
Borne on the wings of her immortal thought

portées dans le drame et dans la comédie; elles étaient assez grandes pour lui faire une grande place et une place à part.

III

Aussi bien quoi qu'il fasse, quels que soient ses défauts, sa morgue, sa dureté de touche, sa préoccupation de la morale et du passé, ses instincts d'antiquaire et de censeur, il n'est jamais petit ni plat. En vain dans ses tragédies latines, Séjan, Catilina, il s'enchaîne dans le culte des vieux modèles usés de la décadence romaine; il a beau faire l'écolier, fabriquer des harangues de Cicéron, insérer des chœurs imités de Sénèque, déclamer à la façon de Lucain et des rhéteurs de l'empire, il atteint plus d'une fois l'accent vrai; à travers la pédanterie, la lourdeur, l'adoration littéraire des anciens, la nature a fait éruption; il retrouve du premier coup les crudités, les horreurs, la lubricité grandiose, la dépravation effrontée de la Rome impériale; il manie et met en action les concupiscences et les férocités, les passions de courtisanes et de princesses, les audaces d'assassins et de grands hommes qui ont fait les Messaline, les Agrippine, les Catilina et les Tibère'. On va droit

That kicks at earth with a disdainful heel,

And beats at heaven gates with her bright hoofs;
They would not then, with such distorted faces,
And desperate censures, stab at Poesy.

(Poetaster, acte I, sc. 1)

1. Voir le deuxième acte de Catilina.

au but et intrépidement dans cette Rome; la justice et la pitié n'y sont point des barrières. Parmi ces mœurs de conquérants et d'esclaves, la nature humaine s'est renversée, et la corruption comme la scélératesse y sont regardées comme des marques de perspicacité et d'énergie. Voyez dans Séjan l'assassinat se comploter et se pratiquer avec un sang-froid admirable. Livie discute avec Séjan les moyens d'empoisonner son mari, en style net, sans phrases, comme s'il s'agissait d'un procès à gagner ou d'un dîner à rendre. Point de demi-mots, point d'hésitation, point de remords dans la Rome de Tibère. La gloire et la vertu consistent dans la puissance; les scrupules sont faits pour les âmes viles, le propre d'un cœur haut est de tout désirer et de tout oser. « Ici, la conscience est une souillure, la fortune tient lieu de vertu, la passion de loi, la complaisance de talent, le gain de gloire, et tout le reste est vain. » Ravi de cette grandeur d'âme, Séjan s'écrie:

Royale princesse,

A présent que je vois votre sagesse, votre jugement, votre énergie,

1.

Votre décision et votre promptitude à saisir les moyens
De votre bien et de votre grandeur, je proteste

Que je me sens tout enflammé et tout brûlé

D'amour pour vous 1.

Now I see your wisdom, judgment, strength,
Quickness and will, to apprehend the means
To your own good and greatness, I protest
Myself through rarified, and turn'd all flame
In your affection.

(Sejan, acte II, sc. I.)

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