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images; chacune d'elles est l'extrémité et l'aboutissement d'une action mimique complète; aucune d'elles n'est l'expression et la définition d'une idée partielle et imitée. C'est pour cela que Shakspeare est étrange et puissant, obscur et créateur par delà tous les poëtes de son siècle et de tous les siècles, le plus immodéré entre tous les violateurs du langage, le plus extraordinaire entre tous les fabricateurs d'âmes, le plus éloigné de la logique régulière et de la raison classique, le plus capable d'éveiller en nous un monde de formes, et de dresser en pied devant nous des personnages vivants.

III

Recomposons ce monde en cherchant en lui l'empreinte de son créateur. Un poëte ne copie pas au hasard les mœurs qui l'entourent; il choisit dans cette vaste matière, et transporte involontairement sur la scène les habitudes de cœur et de conduite qui conviennent le mieux à son talent. Supposez-le logicien, moraliste, orateur, tel qu'un de nos grands tragiques du dix-septième siècle : il ne représentera que les mœurs nobles, il évitera les personnages bas; il aura horreur des valets et de la canaille; il gardera au plus fort des passions déchaînées les plus exactes bienséances; il fuira comme un scandale tout mot ignoble et cru; il mettra partout la raison, la grandeur et le bon goût; il supprimera

la familiarité, les enfantillages, les naïvetés, le badinage gai de la vie domestique; il effacera les détails précis, les traits particuliers, et transportera la tragédie dans une région sereine et sublime où ses personnages abstraits, dégagés du temps et de l'espace, après avoir échangé d'éloquentes harangues et d'habiles dissertations, se tueront convenablement et comme pour finir une cérémonie. Shakspeare fait tout le contraire, parce que son génie est tout l'opposé. Sa faculté unique est l'imagination passionnée délivrée des entraves de la raison et de la morale; il s'y abandonne et ne trouve dans l'homme rien qu'il veuille retrancher. Il accepte la nature et la trouve belle tout entière; il la peint dans ses petitesses, dans ses difformités, dans ses faiblesses, dans ses excès, dans ses déréglements et dans ses fureurs; il montre l'homme à table, au lit, au jeu, ivre, fou, malade; il ajoute les coulisses à la scène. Il ne songe point à ennoblir, mais à copier la vie humaine, et n'aspire qu'à rendre sa copie plus énergique et plus frappante que l'original.

De là les mœurs de ce théâtre, et d'abord le manque de dignité. La dignité vient de l'empire exercé sur soi-même; l'homme choisit dans ses gestes et dans ses actions les plus nobles, et ne se permet que celles-là. Les personnages de Shakspeare n'en choisissent aucune et se les permettent toutes. Ses rois sont hommes et pères de famille; le terrible jaloux Léonatus, qui va ordonner le meurtre de sa

femme et de son frère', joue comme un enfant avec son fils; il le caresse, il lui donne tous les jolis petits noms d'amitié que disent les mères; il ose être trivial; il est bavard comme une nourrice, il en a le langage et il en prend les soins.

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....As-tu mouché ton nez? On dit qu'il ressemble au mien. Allons, capitaine, il faut que nous soyons propres, bien propres, mon capitaine.... Venez ici, sire page. Regardez-moi avec vos yeux bleus. Cher petit coquin! - cher mignon! En regardant les traits de ce visage, il m'a semblé que je reculais de vingt-trois ans, et je me voyais sans culottes, avec ma cotte de velours vert, ma dague muselée, de peur qu'elle ne mordit son maître. Combien alors je ressemblais à cette mauvaise herbe, à ce polisson, à ce monsieur!... Mon frère, gâtez-vous là-bas votre jeune prince comme nous avons l'air de gâter le nôtre 3?

POLYXÈNE.

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Quand je suis chez moi, sire, il fait toute mon occupation, toute ma gaieté, tout mon souci; tantôt mon ami de

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mon parasite, mon solil rend un jour de

juillet aussi court qu'un jour de décembre, — et, avec ses en

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They say it's a copy out of mine. Come, captain,

We must be neat; not neat, but cleanly, captain:...

Come, sir page, look on me with your welkin eye: sweet villain!
Most dear'st! my collop! Looking on the lines

Of my boy's face, methought, I did recoil
Twenty-three years, and saw myself unbreech'd
In my green velvet coat; my dagger muzzled,
Lest it should bite its master....

How like, methought, I then was to this kernel,
This quash, this gentleman:...

My brother, are you so fond of your prince,
As we do seem to be of ours?

fantillages sans fin, me guérit de pensées qui gèleraient mon sang1.

Il y a dans Shakspeare vingt morceaux semblables. Les grandes passions, chez lui comme dans la nature, sont précédées ou suivies d'actions frivoles, de petites conversations, de sentiments vulgaires. Les fortes émotions sont des accidents dans notre vie; boire, manger, causer de choses indifférentes, exécuter machinalement une tâche habituelle, rêver à quelque plaisir bien plat ou à quelque chagrin bien ordinaire, voilà l'emploi de toutes nos heures. Shakspeare nous peint tels que nous sommes; ses héros saluent, demandent aux gens de leurs nouvelles, parlent de la pluie et du beau temps, aussi souvent et aussi vulgairement que nous-mêmes, juste au moment de tomber dans les dernières misères ou de se lancer dans les résolutions extrêmes. Hamlet demande l'heure, trouve le vent piquant, cause des festins et des fanfares que l'on entend dans le lointain, et cette conversation si tranquille, si peu liée à l'action, si remplie de petits faits insignifiants, que le hasard seul vient d'amener et de conduire, dure jusqu'au moment où le spectre de son père, se

1.

POLYXENES.

If at home, sir,
He's all my exercise, my mirth, my matter:
Now my sworn friend, and then mine enemy;
My parasite, my soldier, statesman, all!
He makes a July's day short as December;
And, with his varying childness, cures in me
Thoughts that would thick my blood.

levant dans les ténèbres, lui révèle l'assassinat qu'il

doit venger.

La raison commande aux mœurs d'être mesurées; c'est pourquoi les mœurs que peint Shakspeare ne le sont pas. La pure nature est violente, emportée. Elle n'admet pas les excuses, elle ne souffre pas les tempéraments, elle ne fait pas la part des circonstances, elle veut aveuglément, elle éclate en injures, elle a la déraison, l'ardeur et les colères des enfants. Les personnages de Shakspeare ont le sang bouillant et la main prompte. Ils ne savent pas se contenir, ils s'abandonnent tout d'abord à leur douleur, à leur indignation, à leur amour, et se lancent éperdument sur la pente roide où leur passion les précipite. Combien en citerai-je? Timon, Léonatus, Cressida, toutes les jeunes filles, tous les principaux personnages des grands drames; Shakspeare peint partout l'impétuosité irréfléchie du premier mouvement. Capulet annonce à sa fille Juliette que dans trois jours elle épousera le comte Paris, et lui dit d'en être fière: elle répond qu'elle n'en est point fière, et que, cependant elle remercie le comte de cette preuve d'amour. Comparez la fureur de Capulet à la colère d'Orgon, et vous mesurerez la différence des deux poëtes et des deux civilisations:

Comment! comment! la belle raisonneuse! Qu'est-ce que cela? << Fière. » Et puis

vous remercie pas, »

- et

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D

je vous remercie, » et « je ne je ne suis pas fière. » Jolie mignonne, plus de ces remerciements, plus de ces fiertés; mais décidez vos gentils petits pieds, jeudi prochain,

à

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