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près du pont; il te salua; mais tu étais trop respecté dans le pays; il n'osa te parler, et je ne voulus pas te dire. C'était la meilleure créature de Dieu; mais on ne ne put jamais l'astreindre à travailler. Il était toujours par voies

et

par chemins, passant ses jours et ses nuits dans les cabarets; avec cela, bon et honnête; mais il fut impossible de lui donner un état. Tu ne peux te figurer comme il était charmant avant que la vie qu'il menait l'eût épuisé. Il était adoré dans le pays, on se l'arrachait. Ce qu'il savait de contes, de proverbes, d'histoires à faire mourir de rire ne peut se concevoir. Tout le pays le suivait. Avec cela, assez instruit; il avait beaucou plu. Dans les cabarets, on faisait cercle autour de lui, on l'applaudissait. Il était la vie, l'âme, le bouteen-train de tout le monde. Il fit une véritable révolution littéraire. Jusque-là, les Quatre fils d'Aymon et Renaud de Montauban avaient eu la vogue. On connaissait tous ces vieux personnages, on savait leur vie par cœur; chacun avait son héros particulier pour lequel il se passionnait. Pierre fit connaître des his

toires moins vieillies, qu'il prenait dans les livres, mais qu'il accommodait au goût du

pays.

>> Nous avions alors une assez bonne bibliothèque. Quand vinrent les Pères de la mission, sous Charles X, le prédicateur fit un si beau sermon contre les livres dangereux, que chacun brûla tout ce qu'il avait de volumes. chez lui. Le missionnaire avait dit qu'il valait mieux en brûler plus que moins, et que d'ailleurs tous pouvaient être dangereux selon les circonstances. Je fis comme tout le monde; mais ton père en jeta plusieurs sur le haut de la grande armoire. « Ceux-là sont trop jolis, me dit-il. C'étaient Don Quichotte, Gil Blas, le Diable boiteux. Pierre les dénicha en cet endroit. Il les lisait aux gens du peuple et aux gens du port. Toute notre bibliothèque y a passé. De la sorte il mangea le peu qu'il avait, une petite aisance, et devint un pur vagabond; ce qui ne l'empêchait pas d'être doux, excellent, incapable de faire du mal à

une mouche.

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Mais pourquoi, dis-je, ses tuteurs ne

le firent-ils pas embarquer comme marin? Cela l'eût entraîné et réglé un peu.

Ç'aurait été impossible; tout le peuple l'eût suivi; on l'aimait trop. Si tu savais comme il avait de l'imagination. Pauvre Pierre! je l'aimais tout de même; je l'ai vu parfois si charmant ! Il y avait des moments où un mot de lui vous faisait pâmer de rire. Il possédait une façon d'ironie, une manière de plaisanter sans qu'on fût averti, ni que rien préparât le trait, que je n'ai vues à personne. Je n'oublierai jamais le soir où l'on vint m'avertir qu'on l'avait trouvé mort au bord du chemin de Langoat. J'allai, je le fis habiller proprement. On l'enterra; le curé me dit de bien bonnes paroles sur la mort de ces vagabonds, dont le cœur n'est pas toujours aussi loin de Dieu que l'on pourrait croire. »

Pauvre oncle Pierre! j'ai bien souvent pensé à lui. Cette tardive estime sera sa seule récompense. Le paradis métaphysique ne serait pas sa place. Son imagination, son entrain, sa sensualité vive, firent de lui, dans son milieu, une apparition à part. Le caractère de mon père ne

ressemblait nullement au sien. Mon père était plutôt doux et mélancolique. Il me donna le jour vieux, au retour d'un long voyage. Dans les premières lueurs de mon être, j'ai senti les froides brumes de la mer, subi la bise du matin, traversé l'apre et mélancolique insomnie du banc de quart.

IV

Je touchais par ma grand'mère maternelle à un monde de bourgeoisie beaucoup plus rangée. Ma bonne maman, comme je l'appelais, était un fort aimable modèle de la bourgeoisie d'autrefois. Elle avait été extrêmement jolie. Je l'ai connue dans ses dernières années, gardant toujours la mode du moment où elle de

vint

veuve. Elle tenait à sa classe, ne quitta jamais ses coiffes de bourgeoise, ne souffrit jamais d'être appelée que mademoiselle. Les dames nobles l'avaient en haute estime. Quand

elles rencontraient ma sœur Henriette, elles la caressaient : « Ma petite, lui disaient-elles, votre grand'mère était une personne bien recommandable, nous l'aimions beaucoup; soyez comme elle. » En effet, ma sœur l'aimait extrêmement et la prit pour exemple; mais ma mère, rieuse et pleine d'esprit, différait beaucoup d'elle; la mère et la fille faisaient en tout le contraste le plus parfait.

Cette bonne bourgeoisie de Lannion était admirable de candeur, de respect et d'honnêteté. Beaucoup de mes tantes restèrent sans se marier, mais n'en étaient pas moins heureuses, grâce à un esprit de sainte enfance qui rendait tout léger. On vivait ensemble, on s'aimait; on participait aux mêmes croyances. Mes tantes X... n'avaient d'autre divertissement que, le dimanche, après les offices, de faire voler une plume, chacune soufflant à son tour pour l'empêcher de toucher terre. Les grands éclats de rire que cela leur causait les approvisionnaient de joie pour huit jours. La piété de ma grand'mère, sa politesse, son culte pour l'ordre établi, me sont restés comme

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