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Ayant ainsi préféré par instinct tous à quelques-uns, j'ai eu la sympathie de mon siècle, même de mes adversaires, et cependant peu d'amis. Dès qu'un peu de chaleur commence à naître, mon principe sulpicien : « Pas d'amitiés particulières, » vient comme un glaçon troubler le jeu de toutes les affinités. A force d'être juste, j'ai été peu serviable. Je vois trop bien que, rendre un bon service à quelqu'un, c'est d'ordinaire en rendre un mauvais à un autre; que s'intéresser à un compétiteur, c'est le plus souvent commettre un passe-droit envers son rival. L'image de l'inconnu que je lèse vient ainsi m'arrêter tout court dans mon zèle. Je n'ai obligé presque personne; je n'ai pas su comment l'on réussit à faire donner un bureau de tabac. Cela m'a rendu sans influence en ce monde. Mais cela m'a été bon au point de vue littéraire. Mérimée eût été un homme de premier ordre s'il n'eût pas eu d'amis. Ses amis se l'approprièrent. Comment peut-on écrire des lettres quand on a la facilité de parler à tous? La personne à qui vous écrivez vous rapetisse; vous êtes obligé de

prendre sa mesure. Le public a l'esprit plus large que n'importe qui. « Tous » renferme beaucoup de sots; c'est vrai; mais «< tous >> renferme les quelques milliers d'hommes ou de femmes d'esprit pour qui seuls le monde existe. Écrivez en vue de ceux-là.

V

Je termine ici ces souvenirs, en demandant pardon au lecteur de la faute insupportable qu'un tel genre fait commettre à chaque ligne. L'amour-propre est si habile en ses calculs secrets, que, tout en faisant la critique de soimême, on est suspect de ne pas y aller de franc jeu. Le danger, en pareil cas, est, par une petite rouerie inconsciente, d'avouer, avec une humilité sans grand mérite, des défauts légers et tout extérieurs pour s'attribuer par ricochet de grandes qualités. Ah! le subtil démon que celui de la vanité! Aurais-je, par hasard, été sa

dupe? Si les gens de goût me reprochent de m'être montré fils de mon siècle en prétendant ne pas l'être, je les prie d'être bien persuadés au moins que cela ne m'arrivera plus.

Claudite jam rivos, pueri; sat prata biberunt.

Il me reste trop de choses à faire pour que je m'amuse désormais à un jeu que plusieurs taxeront de frivole. Ma famille maternelle de Lannion, du côté de laquelle vient mon tempérament, a offert beaucoup de cas de longévité; mais des troubles persistants me portent à croire que l'hérédité sera dérangée en ce qui me concerne. Dieu soit loué, si c'est pour m'épargner des années de décadence et d'amoindrissement, qui sont la seule chose dont j'aie horreur! Le temps qui peut me rester à vivre, en tout cas, sera consacré à des recherches de pure vérité objective. Si ces lignes étaient les dernières confidences que j'échange avec le public, qu'il me permette de le remercier de la façon intelligente et sympathique dont il m'a soutenu. Autrefois toute la faveur à laquelle pouvait aspirer l'homme qui maintenait sa

personnalité en dehors des routines établies. était d'être toléré. Mon siècle et mon pays ont eu pour moi bien plus d'indulgence. Malgré de sensibles défauts, malgré l'humilité de son origine, ce fils de paysans et de pauvres marins, couvert du triple ridicule d'échappé de séminaire, de clerc défroqué, de cuistre endurci, on l'a tout d'abord accueilli, écouté, choyé même, uniquement parce qu'on trouvait dans sa voix des accents sincères. J'ai eu d'ardents adversaires, je n'ai pas eu un ennemi personnel. Les deux seules ambitions que j'aie avouées, l'Institut et le Collège de France, ont été satisfaites. La France m'a fait bénéficier des faveurs qu'elle réserve à tout ce qui est libéral, de sa langue admirable, de sa belle tradition littéraire, de ses règles de tact, de l'audience dont elle jouit dans le monde. L'étranger même m'a aidé, dans mon œuvre autant que mon pays; je mourrai ayant au cœur l'amour de l'Europe autant que l'amour de la France; je voudrais parfois me mettre à genoux pour la supplier de ne pas se diviser par des jalousies fratricides, de ne pas oublier

son devoir, son œuvre commune, qui est la civilisation.

Presque tous les hommes avec lesquels j'ai été en rapport ont été pour moi d'une bienveillance extrême. Au sortir du séminaire, je traversai, ainsi que je l'ai dit, une période de solitude, où je n'eus pour me soutenir que les lettres de ma sœur et les entretiens de M. Berthelot; mais bientôt je trouvai de tous côtés des sourires et des encouragements. M. Egger, dès les premiers mois de 1846, devenait mon ami et mon guide dans l'œuvre difficile de reprendre tardivement mes études classiques. Eugène Burnouf, sur la vue d'un essai bien imparfait que je présentai au concours du prix Volney, en 1847, m'adopta comme son élève. M. et madame Adolphe Garnier furent pour moi de la plus grande bonté. C'était un couple charmant. Madame Garnier, rayonnante de grâce et de naturel, fut ma première admiration dans un genre de beauté dont la théologie m'avait sevré. M. Victor Le Clerc faisait revivre devant mes yeux toutes les qualités d'étude et de savante

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