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Ce n'est pas que les instincts qui plus tard m'entraînèrent hors de ces sentiers paisibles n'existassent déjà en moi; mais ils dormaient. Par ma race, j'étais partagé et comme écartelé entre des forces contraires. Il y avait, comme je l'ai dit, dans la famille de ma mère des éléments de sang basque et bordelais. Un Gascon, sans que je le susse, jouait en moi des tours incroyables au Breton et lui faisait des mines de singe... Ma famille elle-même était partagée. Mon père, mon grand-père paternel, mes oncles, n'étaient rien moins que cléricaux. Mais ma grand'mère maternelle était le centre d'une société où le royalisme ne se séparait pas de la religion. Dernièrement, en classant de vieux papiers, je trouvai une lettre d'elle qui m'a frappé. Elle est adressée à une excellente demoiselle Guyon, bonne vieille fille, qui me gâtait beaucoup quand j'étais enfant, et que rongeait alors un affreux cancer.

Tréguier, 19 mars 1831.

Après deux mois écoulés depuis que Natalie m'a fait part de votre départ pour Tréglamus, j'ai un petit moment à moi pour vous exprimer, ma chère et bien bonne amie, toute la part que je prends à votre triste position. L'état de souffrance où vous êtes me pénètre le cœur; il a fallu que des circonstances bien impérieuses m'aient empêchée de vous écrire. La mort d'un neveu, fils aîné de ma défunte sœur, nous a plongés dans la plus vive douleur. Peu de jours après, le pauvre petit Ernest, fils de ma fille aînée et frère d'Henriette, ce petit pour lequel vous aviez tant de bontés et qui ne vous a pas oubliée, est tombé malade. Il a été quarante jours entre la mort et la vie, et nous sommes au cinquante-cinquième jour de sa maladie, et sa convalescence n'avance pas. Le jour, il est passablement; mais les nuits sont cruelles pour lui: agitation, fièvre, délire, voilà son état depuis dix heures du soir jusqu'à cinq ou six heures du matin, et constamment tous les soirs. C'est assez parler pour ma justification à l'amie à laquelle je m'adresse; son cœur m'est connu; son indulgence m'excusera. Que ne suis-je auprès de vous, ô mon amie, pour vous rendre les soins que vous m'avez prodigués avec tant d'amitié, de zèle et de bienveillance! Toute ma peine est de ne pouvoir vous être utile.

20 mars.

On m'a cherchée pour me rendre auprès de mon petit chéri; j'ai été obligée d'interrompre mon entretien avec vous. Je reprends, ma chère et bien bonne amie, pour vous exhorter à mettre en Dieu seul toute votre confiance; il nous afflige, mais il nous console par l'espoir d'une récompense bien au delà et sans proportions avec ce que nous souffrons. Prenons courage; nos peines, nos douleurs ne sont que pour un temps limité par sa providence, et la récompense sera éternelle.

La bonne Natalie m'a fait part de votre soumission, de votre patience et de votre résignation dans les peines les plus aiguës. Ah! je vous reconnais bien à ces beaux sentiments! Pas une plainte, me marquet-elle, dans les plus grandes souffrances! Combien, ma chère amie, vous êtes agréable et chère à Dieu par votre patience et votre résignation à sa sainte volonté ! Il vous afflige, car il châtie ceux qu'il aime. Être aimée de Dieu, y a-t-il un bonheur comparable? Je vous envoie l'Ame sur le Calvaire; vous trouverez dans ce livre des motifs d'une bien grande consolation par l'exemple d'un Dieu souffrant et mourant pour nous. Madame D... aura la complaisance, si vous ne pouvez lire vous-même, de vous lire un chapitre par jour. Assurez-la bien de mon sincère attachement; je la prie instamment de me donner de ses nouvelles et des

vôtres, ce que j'attends avec bien de l'impatience. Puis, si cela ne vous importune pas, je vous écrirai plus assidûment. Adieu, ma chère et bonne amie; que Dieu vous comble de ses gràces et de ses bontés! De la patience et du courage, ce sont les vœux bien sincères de votre toute dévouée amie.

Ve ***.

Ma communion d'aujourd'hui s'est faite à votre intention. Ma fille, Henriette, Ernest, qui a passé une bien meilleure nuit, se rappellent à votre souvenir, ainsi que Clara. Nous nous entretenons bien souvent de vous. De vos nouvelles, je vous en prie! Lorsque vous aurez lu l'Ame sur le Calvaire, vous me le renverrez, et je vous ferai passer l'Esprit consolateur.

La lettre et le livre ne partirent point. Ma mère, qui était chargée de l'expédition, apprit la mort de mademoiselle Guyon et garda la lettre. Quelques-unes des consolations qu'elle renferme peuvent paraître faibles. Mais en avons-nous de meilleures à offrir à une personne atteinte d'un cancer? Elles valent bien le laudanum.

En réalité, la Révolution avait été non avenue pour le monde où je vivais. Les idées religieuses du peuple n'avaient pas été at

teintes; les congrégations se reformaient; les religieuses des anciens ordres, devenues maîtresses d'école, donnaient aux femmes la même éducation qu'autrefois. Ma sœur eut ainsi pour première maîtresse une vieille ursuline qui l'aimait beaucoup et lui faisait apprendre par cœur les psaumes qu'on chante à l'église. Après un ou deux ans, la bonne vieille fut au bout de son latin et vint consciencieusement trouver ma mère : « Je ne peux plus lui rien apprendre, dit-elle; elle sait tout ce que je sais mieux que moi. » Le catholicisme revivait dans ces cantons perdus, avec toute sa respectable gravité et, pour son bonheur, débarrassé des chaînes mondaines et temporelles que l'ancien régime y avait attachées.

Cette complexité d'origine est en grande partie, je crois, la cause de mes apparentes contradictions. Je suis double; quelquefois une partie de moi rit quant l'autre pleure. C'est là l'explication de ma gaieté. Comme il y a deux hommes en moi, il y en a toujours un qui a lieu d'être content. Pendant que, d'un

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