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gré de mes concessions; ils ont vu plus clair que moi en moi-même; ils ont bien senti que j'étais un faible conservateur, et qu'avec la meilleure foi du monde, je les aurais trahis vingt fois, par faiblesse pour mon ancienne maîtresse, l'idéal. Ils ont senti que les duretés que je lui disais n'étaient qu'apparentes, et qu'au premier sourire d'elle, je faiblirais.

Il faut créer le royaume de Dieu, c'est-àdire de l'idéal, au dedans de nous. Le temps n'est plus où l'on pouvait former des petits mondes, des Thélèmes délicats, fondés sur l'estime et l'amour réciproques; mais la vie bien prise et bien pratiquée, dans un petit cercle de personnes qui se comprennent, est à elle-même sa propre récompense. Le commerce des âmes est la plus grande et la seule réalité. Voilà pourquoi j'aime à penser à ces bons prêtres qui furent mes premiers maîtres, à ces excellents marins, qui ne vécurent que du devoir; à la petite Noémi, qui mourut parce qu'elle était trop belle; à mon grandpère, qui ne voulut pas acheter de biens nationaux; au bonhomme Système, qui fut heu

reux puisqu'il eut son heure d'illusion. Le bonheur, c'est le dévouement à un rêve ou à un devoir; le sacrifice est le plus sûr moyen d'arriver au repos. Un des anciens bouddhas antérieurs à Sakya-Mouni atteignit le nirvana d'une étrange manière. Il vit un jour un faucon qui poursuivait un petit oiseau. « Je t'en prie, dit-il à la bête de proie, laisse cette jolie créature; je te donnerai son poids de ma chair.» Une petite balance descendit incontinent du ciel, et l'exécution du marché commença. L'oisillon s'installa commodément dans un des plateaux; dans l'autre, le saint mit large tranche de sa chair; le fléau de la balance ne bougeait pas. Lambeau par lambeau, le corps y passa tout entier; la balance ne remuait pas encore. Au moment où le dernier morceau du corps du saint homme fut mis dans le plateau, le fléau s'abaissa enfin, le petit oiseau s'envola, et le saint entra dans le nirvana. Le faucon, qui, après tout, avait fait une bonne affaire, se gorgea de sa chair.

une

Le petit oiseau représente les parcelles de beauté et d'innocence que notre triste pla

nète recèlera toujours, quels que soient ses épuisements. Le faucon est la part infiniment plus forte d'égoïsme et de grossièreté qui constitue le train du monde. Le sage rachète la liberté du bien et du beau en abandonnant sa chair aux avides, qui, tandis qu'ils mangent ces dépouilles matérielles, le laissent en repos, ainsi que ce qu'il aime. Les balances descendues du ciel sont la fatalité : on ne la fléchit pas, on ne lui fait point sa part; mais, au moyen de l'abnégation absolue, en lui jetant sa proie, on lui échappe; car elle n'a plus alors de prise sur nous. Quant au faucon, il se tient tranquille dès que la vertu, par ses sacrifices, lui procure des avantages supérieurs à ceux qu'il atteindrait par sa propre violence. Tirant profit de la vertu, il a intérêt à ce qu'il y en ait; ainsi, au prix de l'abandon de sa partie matérielle, le sage atteint son but unique, qui est de jouir en paix de l'idéal.

III

LE PETIT SÉMINAIRE SAINT-NICOLAS

DU CHARDONNET

I

Beaucoup de personnes qui m'accordent un esprit clair s'étonnent que j'aie pu, dans mon enfance et dans ma jeunesse, adhérer à des croyances dont l'impossibilité s'est ensuite révélée à moi d'une façon évidente. Rien de plus simple cependant, et il est bien probable que, si un incident extérieur n'était venu me tirer brusquement du milieu honnête, mais borné, où s'était passée mon enfance, j'aurais

conservé toute ma vie la foi qui m'était apparue d'abord comme l'expression absolue de la vérité. J'ai raconté comment je reçus mon éducation dans un petit collège d'excellents prêtres, qui m'apprirent le latin à l'ancienne manière (c'était la bonne), c'est-à-dire avec des livres élémentaires détestables, sans méthode, presque sans grammaire, comme l'ont appris, au xv et au xvi° siècles, Érasme et les humanistes qui, depuis l'antiquité, l'ont le mieux su. Ces dignes ecclésiastiques étaient les hommes les plus respectables du monde. Sans rien de ce qu'on appelle maintenant pédagogie, ils pratiquaient la première règle de l'éducation, qui est de ne pas trop faciliter des exercices dont le but est la difficulté vaincue. Ils cherchaient, par-dessus tout, à former d'honnêtes gens. Leurs leçons de bonté et de moralité, qui me semblaient la dictée même du cœur et de la vertu, étaient pour moi inséparables du dogme qu'ils enseignaient. L'éducation historique qu'ils me donnèrent consista uniquement à me faire lire Rollin. De critique, de sciences naturelles,

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