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sidentes. Elle était sceptique sur l'issue de mes tentatives. « Ernest, me disait-elle, vous ne réussirez pas vous voulez mettre tout le monde d'accord. » Cette enfantine collaboration pacifique, qui nous attribuait une imperceptible supériorité sur les autres, établissait entre nous un petit lien très doux. Maintenant encore, je ne peux pas entendre chanter Nous n'irons plus au bois, ou Il pleut, il pleut, bergère, sans être pris d'un léger tressaillement de cœur... Certainement, sans l'étau fatal qui m'enserrait, j'eusse aimé Noémi deux ou trois ans après; mais j'étais voué au raisonnement; la dialectique religieuse m'occupait déjà tout entier. Le flot d'abstractions qui me montait à la tête m'étourdissait et me rendait, pour tout le reste, absent et distrait.

Un singulier défaut, d'ailleurs, qui plus d'une fois dans la vie devait me nuire, traversa cette affection naissante et la fit dévier. Mon indécision est cause que je me laisse facilement amener à des situations contradictoires, dont je ne sais pas trancher le nœud.

Ce trait de caractère se compliqua, en cette circonstance, d'une qualité qui m'a fait commettre autant d'inconséquences que le pire des défauts. Il y avait, parmi ces enfants, une petite fille beaucoup moins belle que Noémi, bonne et aimable sans doute, mais moins fêtée, moins entourée. Elle me recherchait, peut-être même un peu plus que Noémi, et ne dissimulait pas une certaine jalousie. Faire de la peine à quelqu'un a toujours été pour moi une impossibilité. Je me figurais vaguement que la femme qui n'est pas très jolie est mal→ heureuse et doit se dévorer intérieurement, comme si elle avait manqué sa destinée. J'allais avec la moins aimée plus qu'avec Noémi, car je la voyais triste. Je laissai ainsi bifurquer mon premier amour, comme plus tard je laissai bifurquer ma politique, de la façon la plus maladroite. Une ou deux fois, je vis Noémi rire sous cape de ma naïveté. Elle était toujours gentille pour moi; mais il y avait par moments chez elle une nuance d'ironie qu'elle ne dissimulait pas, et qui ne faisait que me la rendre plus charmante encore.

La lutte qui remplit mon adolescence me la fit oublier à peu près. Plus tard, son image s'est souvent représentée à moi. Je demandai un jour à ma mère ce qu'elle était devenue.

«< Elle est morte, me dit-elle, morte de tristesse. Elle n'avait pas de fortune. Quand elle eut perdu ses parents, sa tante, une très digne femme qui tenait l'hôtellerie de..., la plus honnête maison du monde, la prit chez elle. Elle fit de son mieux. Tu ne l'as connue qu'enfant, charmante déjà; mais, à vingt-deux ans, c'était un miracle. Ses cheveux, qu'elle tenait en vain prisonniers sous un lourd bonnet, s'échappaient en tresses tordues, comme des gerbes de blé mûr. Elle faisait ce qu'elle pouvait pour cacher sa beauté. Sa taille admirable était dissimulée par une pèlerine; ses mains, longues et blanches, étaient toujours perdues dans des mitaines. Rien n'y faisait. A l'église, il se formait des groupes de jeunes gens pour la voir prier. Elle était trop belle pour nos pays, et elle était aussi sage que belle. »

Cela me toucha vivement. Depuis, j'ai pensé

beaucoup plus à elle, et, quand Dieu m'a eu donné une fille, je l'ai appelée Noémi.

VII

Le monde, en marchant, n'a pas beaucoup plus de souci de ce qu'il écrase que le char de l'idole de Jugurnath. Toute cette vieille société dont je viens d'essayer un crayon a maintenant disparu. Bréhat n'existe plus; je l'ai revu il y a six ans, je ne l'ai pas reconnu. On a découvert au chef-lieu du département que certains usages anciens de l'île ne sont pas conformes à je ne sais quel code; on a réduit une population douce et aisée à la révolte et à la misère. La petite marine que fournissaient ces îles et ces côtes n'existe plus. Les chemins de fer et les bateaux à vapeur l'ont ruinée. Et les vieux bardes! ô ciel! en quel état je les ai vus réduits! J'en trouvai plusieurs, il y a quelques années,

parmi les Bas-Bretons qui viennent à SaintMalo demander aux plus sordides besognes de quoi ne pas mourir de faim. L'un d'eux désira me voir; il était sous-aide balayeur. Il m'exposa en breton (il ne savait pas un mot de français) ses idées sur la fin de toute poésie et sur l'infériorité des nouvelles écoles. Il était partisan de l'ancien genre, de la complainte narrative, et il se mit à me chanter celle qu'il tenait pour la plus belle. Le sujet était la mort de Louis XVI. Il fondait en larmes. Arrivé au roulement de tambours de Santerre, il ne put aller plus loin. « S'il lui avait été permis de parler, me dit-il en se levant fièrement, le peuple se serait révolté.» Pauvre honnête homme!

En présence de pareils exemples, le cas de l'opulent Z... me devenait de plus en plus énigmatique. Quand je demandais à ma mère de me donner l'explication de cette singularité, elle répondait toujours d'une manière évasive, me parlait vaguement d'aventures dans les mers de Madagascar, refusait de répondre. Un jour, je la pressai plus vivement.

<< Mais comment donc, lui dis-je, le cabotage,

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