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au moyen âge; que Ruteboeuf, Adam de la Halle et Jean de Meung se les étaient déjà permises; que Ménot et Maillard les avaient risquées jusque dans la chaire chrétienne. Au treizième siècle, des moines, des abbés ne craignent pas de se divertir aux dépens de saint Tortu, de saint Gourdin et de saint Oyson: est-il étonnant que Rabelais montre peu de respect pour saint Genou, saint Rigommé et sainte Nitouche. Les mystères mêmes n'étaient pas toujours à l'abri des gaietés populaires, témoin ce vieux noël, dont Molière s'est peut-être souvenu 1 :

Gaude Virgo, mater Christi,
Quæ per aurem concepisti.

Ainsi s'expliquent, sans se justifier à coup sûr, les parodies indécentes sur la naissance de Gargantua etla généalogie de Pantagruel, qui scandalisaient si fort la pudeur de Voltaire. Sans doute le voisinage de la Réforme rendait ces plaisanteries plus dangereuses, et c'est pourquoi Rabelais désavoua toute complicité avec les hérétiques. Nous ne prétendons pas que ce désaveu suffise pour établir sa parfaite orthodoxie. Non, certes: il a plus d'un côté compromettant et inexcusable. C'est un chrétien à gros grains, comme eût dit Bayle; un déiste, qui se fût accordé avec le Vicaire Savoyard de Rousseau bien mieux qu'avec Béda et Puits-Herbaut. Il eût même peut-être, j'en ai bien peur, chanté le Dieu des bonnes gens, s'il l'eût connu, en trinquant le soir · après vêpres avec ses amis. « Que Dieu est bon qui nous << donne ce bon piot! » s'écrie frère Jean, dans une effusion de bachique reconnaissance :

Vin généreux, amitié tutélaire,

Et vous, amours, qui créez après lui.

(BÉRANGER.)

Mais de là à l'impiété déclarée, à l'hostilité systématique contre toute espèce de religion, il y a loin. Ce qu'il combat

1. Dans l'École des Femmes.

par dessus tout, c'est la superstition et le charlatanisme; c'est la tyrannie pédantesque de ces docteurs qui prétendent imposer à la raison, sur toute espèce de matière, la maxime du Credo quia absurdum; c'est l'intolérance d'une foi qui envoie un homme au bûcher pour un n mis à la place d'un m (âne au lieu d'âme), par la faute du libraire ou du copiste. Il rit des diables de Vauvert et de la supercherie des moines, comme des consultations de la Sibylle et des oracles de Her Trippa; il croit à la vérité de l'Évangile plus qu'à l'authenticité des Décrétales. Il doute fort de la sainteté des pèlerinages, et surtout de leur utilité. Mais ces paroles mêmes de Grandgousier aux pèlerins sont-elles d'un incrédule et d'un athée ?«< Allez-vous-en, pauvres gens, au nom de Dieu le Créateur, lequel vous soit en guide perpétuelle. Et dorénavant ne soyez faciles à ces ocieux et inutiles voyages. Entretenez vos familles, travaillez chacun en sa vacation, instruez vos enfants, et vivez comme vous enseigne le bon apôtre saint Paul. Ce fesant vous aurez la garde de Dieu, des anges et des saints avec vous, et n'y aura peste ni mal qui vous porte nuisance 1. »

Vingt passages, d'une éloquence parfois sublime, attestent que les grandes idées chrétiennes dominent et surmontent chez lui toutes les extravagances de l'imagination et les libertés de la satire. Reportons-nous à cette belle méditation sur les âmes des héros, après la mort de son protecteur et ami Guillaume du Bellay. Rappelons-nous surtout cette larme échappée à Pantagruel au souvenir de la passion du

1. Liv. I, chap. XLV. - Les pèlerinages ne tardèrent pas à être attaqués par les protestants: témoin cette chanson qui porte la date de 1545:

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Christ, larme précieuse qui rachète à elle seule bien des folies! Des commentateurs ingénieux n'ont vu là, je le sais, qu'une satire indirecte contre la faiblesse dévote de Henri II. Pourquoi n'y pas reconnaître plutôt un acte de franchise, de candeur et de sincère attendrissement. Cette larme, qui sait si Rabelais ne l'a pas versée un jour, quitte à l'essuyer bien vite, pour revenir trouver à table ses joyeux compagnons? La nature humaine offre de ces contrastes : les plus grands rieurs n'ont-ils pas leur quart d'heure de mélancolie et de dévotion? Quand arriva pour lui le dernier jour, Rabelais mourut, non pas le blasphème et l'ironie à la bouche, comme on l'a répété trop souvent, mais après avoir réglé tranquillement les affaires de sa maison et de sa conscience, en homme résigné à franchir le pas: il fut gai envers la mort comme envers tout le monde. Les contemporains de Colletet avaient tous vu, dans un coin du cimetière Saint-Paul, l'arbre du bon curé Rabelais. Nul ne songeait à lui disputer cette place ni ce nom, quoiqu'il ne s'en fût pas toujours montré digne. On lui pardonnait beaucoup, en faveur de sa bonne humeur et de son génie 1. Nombre de gens lui savaient gré de les avoir fait rire, quand tant d'autres ne songeaient qu'à les faire pleurer.

1. Le P. Garasse, il est vrai, l'appelle un vaurien à peine digne de mémoire. Mais on sait que le P. Garasse était terrible pour tous ceux qu'il n'aimait pas, et Rabelais avait le tort d'être fort admiré de Pasquier.

CHAPITRE III

LES HÉRITIERS DE RABELAIS.

Erudits et moralistes: Henri Estienne, E. Pasquier, Montaigne. Conteurs et bouffons: Noël du Fail, Étienne Tabourot, Guillaume Bouchet, Béroalde de Verville.

I

Le grand torrent satirique et comique, qui s'épanche du Gargantua, se partage en deux courants distincts: l'un s'éclaircit, s'épure, et s'élève peu à peu dans les régions supérieures, en passant par Henri Estienne, Pasquier, Montaigne, jusqu'à Pascal, La Fontaine et Molière; l'autre descend dans les bas-fonds de la littérature drôlatique, y dépose son grossier sédiment de facéties et de trivialités, et aboutit de Noël du Fail et Béroalde de Verville à Scarron et à Cyrano de Bergerac. Henri Estienne ouvre la liste de ces continuateurs de Rabelais. Libre penseur et protestant déclaré, il est avec Ramus un des premiers chefs rationalistes de la Réforme. Érasme et Rabelais avaient déjà montré quel parti l'esprit nouveau pouvait tirer de l'érudition; mais pour eux, elle n'était qu'un auxiliaire; pour Estienne, elle devient l'arme principale. Parmi les savants de la Renaissance, les uns restent voués au culte de la forme, patients philologues enfermés dans le domaine de la grammaire, sans rien chercher ni voir au delà; ingénieux artisans de périodes cicé

roniennes, laborieux commentateurs attachés aux textes comme le serf à la glèbe: les autres, doués d'un esprit plus profond, plus philosophique et plus hardi, demandent à la science d'autres révélations sur les mœurs, les idées, les institutions politiques et religieuses des sociétés. Cette libre école qui mettait ainsi aux prises les temps anciens et les temps modernes, dans l'anarchie apparente de ses rapprochements, faisait jaillir une lumière inconnue jusque-là. En rattachant autour d'un centre commun les traditions, les croyances, les folies et la sagesse de tous les âges, elle rétablissait l'unité du genre humain. C'est là le vrai rôle de la Renaissance. Malheureusement les guerres civiles vinrent entraver son œuvre. Les immenses travaux de fouilles et de reconstruction, qui avaient déjà mis à nu les fondements du philosophisme ancien et de la dogmatique chrétienne aussi bien que les bases des gouvernements et les premières assises de notre histoire nationale, à peine commencés, devaient s'arrêter pour longtemps encore. Cette science indiscrète et téméraire, qui prétendait soulever tout voile, creuser tout principe, effraya la prudencè respectueuse de l'âge suivant.

Le plus illustre et le plus hardi représentant de cette école est sans contredit Henri Estienne. Dans un siècle qui compte à sa tête des athlètes comme Luther et Calvin, on peut dire qu'il est avec d'Aubigné, de Bèze et Ramus, un des plus intrépides batailleurs. Dès qu'une lutte s'engage, sur quelque terrain que ce soit, politique, religieux, littéraire, philosophique, on est sûr de le trouver au premier rang. Il est l'Ajax de l'érudition française. Audacieux, violent, malheureux comme le héros grec, sensible à l'offense, exaspéré par la vue des injustices, ennemi juré de l'hypocrisie, qu'il a le tort de confondre avec la religion romaine, victime de son imagination, de sa misanthropie ou de son orgueil, alliant les passions du sectaire au plus noble patriotisme, au plus franc amour de la vérité, il rassemble en lui toutes les misères, les contradictions, les petitesses et les grandeurs de son temps. L'équilibre, l'ordre, d'où naît la mesure, c'està-dire la force et la beauté véritable, ont manqué à son carac

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