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huguenot, trop heureux de mettre sa vengeance à l'abri du génie de Rabelais. Désormais l'auteur du Gargantua était inviolable dans la tombe: on pouvait lui prêter des hardiesses ou même des violences de langage, contre lesquelles son horreur du bûcher l'aurait certainement tenu en garde. On a soupçonné Henri Estienne d'avoir travaillé à l'achèvement du cinquième livre : nous serions volontiers de cet avis. L'âpreté des plaisanteries, la vigueur, la rudesse et parfois aussi la pesanteur de la touche rappellent certains passages de l'Apologie pour Hérodote.

Malgré son infériorité manifeste, ce cinquième livre contient trois ou quatre épisodes qui portent le cachet de l'inspiration rabelaisienne, et qui, par la hardiesse et l'originalité, égalent les meilleures parties du Pantagruel. Qui n'a entendu parler de l'lle Sonnante, des Chats-Fourrés et du palais de Dame Quinte Essence? L'lle Sonnante est une délicieuse féerie aristophanesque. On est ébloui des couleurs, étourdi du caquetage de ces bienheureux oiseaux (prestregaux, évesgaux, cardingaux, papegaut), qui ne travaillent ni ne labourent, mais ne songent qu'à se « gaudir 1, gazouiller et chanter. » Le timbre argentin des cloches, les doux parfums de l'hypocras et de la bonne chère, les vineuses exhortations de maître Editue nous plongent dans une sorte de farniente et de paresseuse ivresse. C'est bien là Rome telle qu'elle dut apparaître au joyeux secrétaire du cardinal du Bellay, parmi les fêtes de la Sciomachie, avec ses processions, ses mascarades, ses carillons bavards, ses églises et ses palais dorés, ses festins épiques, sa grasse population sacerdotale, vermeille, luisante, bariolée, nourrie des sucs de la terre et des bénédictions du ciel. La pierre, dont s'arme Panurge pour en frapper le vieil Évesgaut endormi, sent un peu la violence huguenote, et pourrait bien venir d'Henri Estienne. Mais la plaisante remontrance d'Éditue est digne de Rabelais : <«< Homme de bien, frappe, féris, tue et meurdris tous rois et princes du monde, en trahison, par venin, ou autrement,

1. Réjouir.

quand tu voudras; déniche des cieux les anges; de tout auras pardon du Papegaut. A ces sacrés oiseaux ne touche, d'autant qu'aimes la vie, le profit, le bien tant de toi que de tes parents et amis vivants et trépassés. Encore ceux qui d'eux après naîtront, en sentiraient infortune.... Mieux donc

vaut, dit Panurge, boire d'autant et banqueter 1. »

L'antre des Chats-Fourrés est moins gai à visiter. Jamais l'alliance du fantastique, du grotesque et du terrible, n'a été plus complète. Jusque-là l'auteur du Pantagruel, peu soucieux de se créer des embarras avec la justice et averti par de récents exemples, avait ménagé l'honneur du Parlement. La placide figure de Brid'oie tirant aux dés le sort des procès, l'amusante caricature des Chicanous, respiraient moins la haine que la gaieté. Tout autre est l'aspect des ChatsFourrés, bêtes horribles, qui « mangent les petits enfants >> et paissent sur des tables de marbre: allusion évidente à cette grande table du Palais immortalisée par les représentations de la Basoche: «Ils pendent, brûlent, écartélent, décapitent, meurdrissent, emprisonnent, ruinent et minent tout 2. >> On rit et on a peur à l'approche de ce sombre repaire, comme devant l'antre de Cacus:

Cæde tepebat humus.

La vue du sang et des dépouilles, les cris des victimes, les vagissements des enfants, la voix aigre de Grippeminaud répétant son éternel: or ça, or ça, épouvantent l'imagination. On reconnaît le charnier d'où sortiront pâles, sanglants, brisés par la torture Berquin, Dolet, Dubourg et tant d'autres. En traçant l'esquisse de ce lugubre tableau, Rabelais pensait à venger ses amis. Depuis, les haines protestantes sont venues probablement assombrir et envenimer la fiction primitive on se croirait déjà parmi les Tragiques de d'Aubigné. L'archiduc des Chats-Fourrés n'est plus seulement le juge traditionnel, tel que nous l'avons vu sous les traits de

1. Liv. V, chap. VII. 2. Liv. V, chap. XI.

Brid'oie et de Maître Jean l'Estoffé, bonhomme épais de corps et d'esprit, qui dort pendant la plaidoirie et ne se réveille. que pour songer aux épices. Grippeminaud ne sommeille pas c'est le Rhadamanthus de Marot, transformé en monstre fabuleux, armé de longues griffes, qui s'enfoncent implacables et tenaces dans la chair et dans le patrimoine des innocents. Ce type exécré du juge bourreau a rassemblé sur sa tête les rancunes de toute une génération : les protestants retrouvent en lui un d'Oppède, un Bertrandi, un Birague, teints du sang de leurs frères, enrichis de leurs dépouilles et voués par eux à une éternelle malédiction.

Aux dernières limites du fantastique, s'étend le palais de Dame Quinte Essence, grand laboratoire des billevesées savantes, des abstractions impalpables et des chimères sans nom; royaume du vide et du mouvement perpétuel, où la reine Entéléchie, grave et sèche demoiselle encore jeune malgré ses 1800 ans, renouvelle chaque matin son frugal repas de catégories, d'antithèses, de métempsychoses, et de transcendantes prolepsies. Autour d'elle sont ses officiers, qui ne trouvent pas un moment de repos, tant ils sont occupés, les uns à blanchir des Éthiopiens, les autres à tondre des ânes, ceux-ci à couper le feu avec un couteau, ceux-là à puiser de l'eau avec un filet '. L'attaque est en partie dirigée contre Aristote peut-être Ramus y mit-il la main mais elle s'adresse aux astrologues et aux alchimistes aussi bien qu'aux métaphysiciens, à tous ces songe-creux, à tous ces cerveaux fêlés qui remuent l'éternel hochet du Chimæra bombinans in vacuo. Le bon sens pratique de Rabelais combat les illusions et les folies ambitieuses d'une science qui prend les formules pour des idées, les rêves pour des réalités.

V

Jusqu'ici nous avons étudié dans Rabelais le philosophe et le critique: il nous reste à dire un mot du poëte et de l'écrivain. Bien qu'il n'ait vraiment écrit qu'en prose, Rabe1. Liv. V, chap. xix et suiv.

lais n'en est pas moins placé par Marot, Étienne Pasquier et Colletet, à la tête des poëtes de son temps 1. Certes le majestueux Ronsard eût été scandalisé d'apprendre que la meilleure épopée du seizième siècle n'était pas la Franciade, mais le livre du joyeux biberon, son voisin. Et pourtant, rien de plus vrai. Faut-il s'en étonner? Les temps héroïques sont finis, la séve épique épuisée; les derniers descendants d'Alexandre, de Charlemagne et de Roland, perdus dans l'insipide fatras des romans d'aventure, ne trouveront bientôt plus d'autre asile que la Bibliothèque bleue. Pierre Faifeu nous l'a dit lui-même :

Artus est mort et Lancelot gâté.

Les Amadis reviennent un moment au jour par l'effet d'une vogue passagère et d'un caprice royal; mais la plume d'Herberai des Essarts fut aussi impuissante que l'accolade du bon Bayard à réveiller ce qui était mort. La romantique Espagne elle-même laisse tomber la lance rouillée du Cid aux mains du pauvre Don Quichotte. Son dernier chevalier, Ignace de Loyola, change la cuirasse contre le froc la milice active, ardente, mais peu romanesque, des Jésuites, remplace les preux des anciens temps. La Renaissance et la Réforme avaient chance, il est vrai, de renouveler, par l'enthousiasme de l'érudition et de la foi, le sens épique : toutes deux échouèrent, du moins en France 2. La Franciade de Ronsard eut le sort d'une Babel, qui croule sur ses fondements les Tragiques de d'Aubigné sont moins une épopée qu'un pamphlet, à travers lequel semble passer le souffle de Dante. Le génie français, en se personnifiant dans le roman comique et railleur de Rabelais, obéissait aux instincts du temps et à sa propre vocation.

1. Dufresny, dans un ingénieux parallèle d'Homère et de Rabelais, dit formellement : « Il ne manque à Rabelais, pour être grand poëte, que d'avoir écrit en vers son livre est un poëme en prose. » M. Gebhart conteste à Rabelais ce titre de poëte sur ce point, nous ne sommes pas de son avis.

2. L'Italie fut plus heureuse avec le Tasse, et l'Angleterre avec Miltou. Encore, sont-ce là de vraies épopées?

Par une combinaison étrange, cette œuvre, fille du hasard et de la libre fantaisie, conçue en haine ou en dérision de l'épopée chevaleresque et de ses héros, réunit précisément quelques-uns des caractères essentiels du poëme épique. D'abord l'universalité : elle embrasse un monde entier avec sa science, ses traditions, ses mœurs, etc. Joignez-y l'alliance du merveilleux et du réel, du roman et de l'histoire; le demi-jour, qui permet à l'imagination de grandir outre mesure les personnages; enfin les lieux communs traditionnels, invocation à la Muse, 1, longs récits de batailles, descente aux Enfers, tempêtes; le tout parodié et rajeuni avec un mélange de sérieux et de bouffon, qui rappelle à la fois Homère et Lucien.

Rabelais a du poëte un don puissant, celui de créer des types. Les écrivains ordinaires se contentent de saisir au passage des esquisses et des copies éphémères de la réalité. Mais, si vive, si brillante qu'elle soit, la copie a bientôt le sort de l'original: elle s'use, se fane et disparaît avec lui. Les types au contraire, comme ces formes éternelles dont parle Platon, dominent et enveloppent les réalités individuelles. Tandis que celles-ci s'écoulent emportées par le flot du temps, ceux-là durent et brillent d'une jeunesse sans fin. On a fait et refait vingt fois la clef de Rabelais : les commentateurs se sont évertués à placer un nom historique sur la face de chaque personnage. D'après l'opinion la plus commune, Grandgousier serait Louis XII, Gargantua François Ier, Pantagruel Henri II, Picrochole Maximilien Sforza, Ferdinand d'Aragon ou Charles-Quint; frère Jean le cardinal du Bellay ou je ne sais quel moine du monastère de Seuillé ; Panurge le cardinal de Lorraine, ou bien encore le Sosie compromettant de l'auteur lui-même 2. Ce qu'il y a de vrai

1. O ma muse! ma Calliope, ma Thalic, inspire-moi à cette heure! (Liv. II, chap. xxvIII.)

2. L'édition des Variorum nous offre un recueil complet des hallucinations critiques dont le livre de Rabelais a été l'objet. Jamais les rabbins eux-mêmes n'ont tant divagué sur le Talmud, ni les théologiens sur l'Apocalypse. Le seul personnage de frère Jean est devenu tour à tour, par la grâce des commentateurs, le cardinal du Bellay, César Borgia, Luther, le cardinal Odet de Châtillon, un certain Buniard, prieur de Sermaise en Anjou, etc.

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