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des contemporains de Bossuet et de Fénelon, passant tout à coup des majestueuses allées de Versailles et de l'élégante colonnade du Louvre aux vieux portails de nos cathédrales, historiés de vierges, de bêtes, d'anges et de diablotins. Alors peut-être on serait tenté de s'en tenir au bref jugement de La Bruyère, sans chercher à résoudre l'énigme, sans se demander comment le même livre a pu être à la fois le mets des plus délicats et le charme de la canaille. Mais quand on part du point opposé de l'horizon, quand on a déjà traversé le Moyen Age et vu défiler devant soi la bande des Fous, des Cornards, des Basochiens; quand on a les oreilles encore pleines de ces miaulements, de ces cris, de ces lazzis sans fin; alors on comprend que ces mille petits ricanements de lutins et de satyres en belle humeur se soient transformés en un immense éclat de rire, olympien et foudroyant, dans la bouche de maître François. Isolé de tout ce qui le précède, il apparaît comme une exception monstrueuse, comme un Léviathan immonde et gigantesque né du limon de la terre, .sous le chaud soleil de la Renaissance. Placé dans son vrai milieu, il s'explique même avec ses bizarreries, ses disparates et ses obscénités.

Jadis Virgile et Dante nous ont offert l'image de ces génies réflecteurs et condensateurs qui résument en eux les souvenirs du passé et les aspirations de l'avenir : l'un embrassant à la fois l'Orient, la Grèce, l'Italie, la vieille Rome conquérante ou républicaine et la Rome nouvelle pacifiée sous la main des Césars; l'autre reproduisant la sagesse, la poésie, la mythologie antiques associées au merveilleux chrétien, au symbolisme et à la scolastique du Moyen Age. Tel est dans un autre genre, avec des caractères bien différents, le rôle de Rabelais au seizième siècle. Génie encyclopédique posté sur la limite qui sépare deux époques, deux civilisations et deux pays, entre le Moyen Age et la Renaissance, entre le Nord et le Midi, donnant à la fois la main aux troubadours et aux trouvères, il est le légataire universel des francs-chanteurs, des libres conteurs et farceurs du temps passé, depuis maître Renart jusqu'à la Basoche. Son livre semble un immense

réservoir, où viennent aboutir les mille filets égarés de la veine gauloise, et où bouillonnent déjà les sources nouvelles, qui doivent raviver l'esprit français. La cuve de Gargantua est assez grande pour recevoir les vins de tous les crus, le Falerne comme le Suresnes; sa maison assez vaste pour y loger à la fois Platon, saint Paul, Virgile, Socrate, Jean de Meung, Patelin et jusqu'à ce gueux de Villon. Il y joint les poëtes macaroniques de l'Italie, dont la grasse jovialité et les gigantomachies burlesques l'avaient si fort diverti pendant son séjour à Rome. Rabelais combine dans son œuvre toutes ces inspirations, comme il fond dans son style tous les patois, picard, normand, tourangeau, champenois, pro vençal, etc. Au moment où la monarchie établit l'unité dans l'ordre politique, il est un des fondateurs de notre unité. littéraire.

Son livre fut, pour la société agitée et tumultueuse du scizième siècle, ce qu'avaient été l'Iliade et l'Odyssée pour la Grèce héroïque, la Divine Comédie et le Roman de la Rose pour le Moyen Age : il est la Bible des libres-penseurs. Nos aïeux, gens d'habitude, moins éparpillés que nous dans leurs lectures, aimaient à posséder ainsi un livre de chevet, pour réconforter l'âme aux heures d'ennui et chasser la mauvaise humeur. Si Rabelais n'eût été qu'un bouffon, un Triboulet populaire, comme on l'a dit, un facétieux conteur, à l'exemple de Folengo, de Pulci et même de l'Arioste, croit-on qu'il eût pu charmer tant de nobles et solides esprits, depuis Étienne Pasquier jusqu'à Molière et La Fontaine ? Il faut donc reconnaître autre chose en lui; il faut voir à côté du rieur intarissable et trop souvent cynique un philosophe, un moraliste et un écrivain de premier ordre. Qu'est-ce que ce Socrate « pauvre de fortune, infortuné en femmes..... toujours riant, toujours buvant d'autant à chacun, toujours se gabelant, toujours dissimulant son divin savoir 2,» si ce n'est l'auteur lui-même ? Socrate demi-sage et demi-ivre, avec

1. Moquant.

2. Prologue du livre Ier.

un cœur d'or et un visage de Silène barbouillé de lie: voilà Rabelais.

Il a mis en pratique l'hygiène du rire:

Mieux est de ris que de larmes écrire,

Pour ce que rire est le propre de l'homme.

Qu'il traduise les aphorismes d'Hippocrate ou qu'il écrive les grandes chroniques de Gargantua, il reste toujours et pardessus tout médecin : c'est le titre dont il se glorifie le plus volontiers. Fidèle, quoi qu'on ait pu dire 1, aux traditions de l'école de Montpellier, il croit à l'influence du moral sur le physique, de l'esprit sur le corps. Il veut que le plus fort des deux vienne en aide à son pauvre compagnon, si prompt à défaillir et à succomber. Après avoir passé une partie du jour dans les salles de l'hospice de Lyon, après avoir vu l'humanité souffrir, gémir et s'attrister sur un grabat, rentré chez lui, il songe encore à ses chers malades, et leur dédie quelque joyeux chapitre pour le lendemain. Il veut guérir du moins de la mélancolie ceux à qui ses remèdes n'ont pu rendre la santé. L'idée n'était pas si étrange qu'on pourrait le croire. L'abbé Le Mascrier, dans son voyage en Égypte, raconte qu'il existait au Caire un hôpital où l'on faisait aux malades des lectures divertissantes. Boccace introduit au milieu des horreurs de la peste les gais passe-temps de son Décameron. Hippocrate lui-même recommande au médecin un visage aimable, ouvert et répandant la joie autour de lui. Mais sans parler des maux du corps, l'âme n'avait-elle pas aussi ses misères et ses infirmités ? N'avait-elle pas, pour s'affliger, le spectacle des calamités publiques, de ces grandes démences qui frappaient les rois, les peuples et tous les or

1. On a beaucoup abusé contre Rabelais d'une plaisanterie équivoque sur les mots ȧne et àme, qu'il s'amuse à confondre. Du Ferron, défendant un jour sa mémoire en présence du roi Henri IV, cita une note manuscrite où l'auteur du Gargantua coudamne formellement l'opinion de Galien sur la matérialité de l'âme : Hic vere se Galianus plumbeum ostendit. « Témoignage d'autant plus précieux, dit Colletet, qu'il n'y avait aucune considération humaine qui obligeât Rabelais de parler de la sorte, puisqu'il parlait comme en lui-même, c'est-àdire en conscience et en secret. »Vies des poëtes français.)

dres de l'État la manie des conquêtes, la fureur des controverses, la rage naissante des guerres civiles, les arrêts mortels du Parlement, les décrets de l'irascible Sorbonne, fléaux cent fois pires que la goutte et la gravelle? Rabelais entreprend de ramener ses.contemporains à la santé en les faisant rire de leurs propres maladies. Remède dangereux, qui guérit souvent du fanatisme par l'indifférence, de la superstition par l'incrédulité! L'âme humaine est ainsi faite qu'elle ne sait point s'arrêter entre deux excès. Pour le moment, Rabelais courait au plus pressé : il voulait éteindre le feu : les indifférents du moins ne brûlaient personne. Contre ces ardeurs de la passion, contre ces accidents de la fortune, qui atteignent grands et petits, il a trouvé un spécifique souverain, le Pantagruélisme, c'est-à-dire certaine philosophie confite en mépris des choses fortuites, qui n'est ni l'apathie du Pyrrhonisme, ni l'ataraxie des Stoïciens, mais une petite sagesse alerte et pratique, comme celle d'Horace, sachant s'accommoder au présent,' largement égayée de piot et de gaillardise. Son berceau est la fameuse cave peinte de Chinon. C'est là, sur cette riche et plantureuse terre de Touraine,

La terra molle, e lieta, e dilettosa 1,

qu'elle a rendu ses premiers oracles cachés au fond de la dive bouteille. Son rêve est la médiocrité telle que la souhaitaient Horace et La Fontaine 2: « Souhaitez donc médiocrité; elle vous adviendra, et encore mieux, dûment cependant laborans et travaillans 3. » N'oublions pas ces deux derniers mots. Malgré son apparente insouciance, Rabelais n'est point un fainéant, un spectateur indifférent et désœuvré à la façon du Trigabus de des Périers. « Car peu de gloire me semble accroître à ceux qui seulement y emploictent leurs yeux, au demeurant y épargnent leurs forces, cèlent leurs écus.... se

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grattent la tête... et chauvent des oreilles 1. » Parmi tant de vaillants personnages qui autour de lui s'escriment de la plume ou de l'épée, il veut aussi jouer son rôle et avoir, comme il le dit, sa part dans cette insigne fable et tragique comédie du siècle 2. Dès le début il aborde les trois grandes questions du temps, l'Éducation, la Guerre et le Couvent.

III

(( Changez l'éducation, a dit Leibnitz, et vous changez la face du monde. » Tous les grands esprits du siècle, Érasme3, Rabelais, Ramus, Montaigne, ont compris l'importance de ce problème, auquel se rattache le sort des générations nouvelles. Dans sa longue vie d'étudiant et d'observateur, Rabelais a parcouru toutes les écoles célèbres du temps. A quarante ans, il est encore venu s'asseoir sur les bancs de la Faculté de Montpellier. Il en sait plus long que bien des maîtres sur ce point. L'enseignement du Moyen Age si actif et si fécond à l'origine, quoi qu'on en dise, avait subi le même sort que l'art et la littérature gothique; il était devenu une chaîne pour l'esprit, qu'il avait jadis émancipé. Partisan déclaré de la Renaissance, ennemi des vieilleries et du radotage suranné de l'École, Rabelais, contre la Sorbonne, contre ses pédants crasseux et entêtés, contre ses méthodes vicieuses, ses disputes interminables et son jargon barbare, contre ses manuels, ses questionnaires et ses formulaires, arme toutes les puissances du rire et de la caricature. Les deux systèmes sont en présence dans la personne de maître Jobelin et de Ponocrates. Encore Jobelin n'est-il qu'un vieux cuistre tousseux de bas étage : le pédant apparaît dans toute sa splendeur et sa solennité avec l'orateur de Sorbonne, l'illustrissime, clarissime et facondissime Janotus de Bragmardo, chargé de venir réclamer près de Gargantua les cloches de NotreDame. « Maître Janotus, tondu à la césarine, vêtu de son

1. Chauver ou chouer des oreilles, remuer les oreilles (Voy. Littré). 2. Prol., liv. III.

3. Erasme dit : « Homo non nascitur, sed fingitur.» (Declam. de puer. instituend.)

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