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s'amusait à crayonner la première esquisse de ses grandes Chroniques gargantuines. Le nom de Gargantua se trouve, il est vrai, dans le prologue de Pierre Faifeu, mais comme celui d'un héros déjà connu depuis longtemps, et que l'auteur a la prétention de faire oublier. Bourdigné s'intitule lui-même petit disciple et chapelain de maître Jean Alain, bachelier en droit, abbé commendataire de Conches. Ce fut près de lui sans doute, dans une de ces grasses abbayes, our la vie se passait à lire, à boire et à deviser, qu'il écrivit les hauts faits de son héros. Si l'on s'en rapportait aux épîtres et dédicaces placées en tête du volume, on devrait s'attendre à trouver là un de ces livres de haute graisse et de philosophie pratique comme les aimera maitre Alcofribas. Pierre Faifeu, qui n'est pas modeste, réclame pour lui toute l'attention publique, et se vante de détrôner les plus fameux héros du temps passé. A défaut d'autre mérite, sa jactance nous vaut du moins des révélations curieuses sur la destinée des livres les plus populaires alors :

De Pathelin n'oyez plus les cantiques,
De Jehan de Meun la grand joliveté,
Ne de Villon les subtiles trafiques,

Car pour tout vrai, ils n'ont que naqueté 1.
Robert le Diable a la tête abolie,
Bacchus s'endort et ronfle sur la lie,
Laissez ester 2 Caillette le folâtre,
Les quatre fils Aymon vêtus de bleu,
Gargantua qui a cheveux de plâtre,
Oyez les faits maître Pierre Faifeu.

Vos mots dorés garderont la boutique,
Et Peregrin qui tant a mugueté,
Les Douze Pairs sont devenus étiques.

Artus est mort et Lancelot gâté.

Pierre Faifeu ne se porte guère mieux aujourd'hui ; ses belles promesses ressemblent à nombre de réclames et de préfaces enflées de vent :

1. Dit des riens.

2. Reposer.

Parturiunt montes.

Qu'est-il sorti de là? Une légende grossière, plaisante, mais banale, un appendice aux Repues Franches, et rien de plus. Bourdigné descend directement de Villon, des conteurs et des farceurs du quinzième siècle. Il a de cette époque la grosse gaieté sensuelle, le cynisme, la gaillardise prosaïque à la façon de Louis XI, et aussi l'absence presque complète de morale et de philosophie. Malgré sa robe de chapelain, sa place est entre Jehan du Pont Alais et Roger de Collerye, parmi ces bonnes gens dont parle le brave La Noue, qui ne voient rien en ce monde au delà du jeu de quilles, du broc de vin et du gigot de mouton. Il a bien entendu parler des Réformés, il en a même vu brûler quelques-uns, et il s'est dévotement signé devant le bûcher. Quoique ses vers ne trahissent pas une grande piété, il trouve qu'on est encore trop doux pour les hérétiques :

Vous avez bien les cœurs adamantins
De soutenir ces boucs, puants mâtins,
Lutheriens et doctes en peinture,

Faux monnoyeurs de la sainte Écriture.

Qui s'en douterait? C'est Mercure qui parle ainsi, Mercure le héraut de l'Olympe, le dieu libre penseur de Lucien et de des Périers, transformé par la grâce du rimeur en apôtre de l'orthodoxie. Puis vient le songe traditionnel, qui ouvre inévitablement tous les poëmes depuis le Roman de la Rose. Un moment on pourrait se croire sur la route de Thélème, quand l'auteur égaré à la poursuite d'un rossignol arrive devant les murs d'une abbaye ou d'un château merveilleux, dont il a entendu la clochette dans le lointain. Bon Cœur, un petit-fils de Bel Accueil, lui ouvre la porte. Mais ce n'est là qu'un mirage trompeur: Thélème est encore bien loin. Les habitants de cet heureux pays sont d'assez malhonnêtes gens, tels que maître Patelin avec son drap, Villon avec sa pince, enfin Pierre Faifeu, le héros de l'histoire.

Une fois entré dans la légende, nous sommes ramenés en pleines Repues Franches. Pierre Faifeu est à la fois un étu

diant et un escroc, double profession dont Villon avait déjà fourni le vivant modèle. Notons cependant une différence à l'avantage de l'écolier parisien. Villon est un enfant des rues, sans gîte et souvent sans pain, abandonné à toutes les tentations de la débauche et de la misère : il rit de la société et la vole, au lieu de la maudire. Faifeu est un fils de famille, bien apparenté, bien pourvu, possesseur d'un cheval qu'il a la prétention de faire recevoir licencié, sous prétexte que beaucoup d'ânes obtiennent le même honneur. Ses tantes ont des coffres-forts, qu'on peut ouvrir; sa mère, des terres et des vignes, dont il mange par provision le fonds et le revenu. C'est à leurs dépens qu'il s'amuse et régale ses compagnons. En cela encore, il reste inférieur à son modèle. Villon, dans ses plus grands écarts, n'a jamais cessé de respecter la pauvre femme qui l'avait nourri de son lait, et lui avait appris tout enfant à implorer la benoite sainte Vierge. Il s'en souvient au pied de la potence, et lui doit une de ses meilleures inspirations. Faifeu n'a pas de ces scrupules: il traite sa mère comme sa maîtresse, en homme sans cœur. Mais l'heure de l'expiation approche. Le Ciel pour le punir lui donne une femme, et par surcroît une belle-mère :

Et ce qu'en bruit la femme ne fesoit,
La mère étoit qui le tout parfesoit.

Il vient échouer à cet inévitable port du mariage, où jadis Archithrénius avait trouvé le repos, où Fanurge se proposait de l'aller chercher. La mélancolie le tue; et c'était justice pour qui avait tant abusé de la bonne humeur.

Cette burlesque histoire put encore égayer les premières années du seizième siècle : mais Panurge vint bientôt éclipser Pierre Faifeu; et cette légende demeura reléguée parmi les vieilleries du Moyen Age, avec les farces et les mystères, avec tant de choses, qui avaient fait rire et pleurer autrefois. Peut-être en cherchant bien, trouverait-on plus d'un conte ou d'un bon mot commun à Bourdigné et à Rabelais. Le marché de Panurge avec Dindenaut rappelle de loin la plaisanterie de Faifeu se déguisant en marchand de cochons, pour

se procurer de l'argent. La thèse qu'il soutient en faveur de son cheval, devant la faculté d'Angers, ressemble un peu à la délicieuse scène de Panurge et de Thaumaste disputant en Sorbonne. Tous deux ont évidemment puisé dans un fonds commun, sorte de cycle légendaire, qui forme le patrimoine public des farceurs et des conteurs. Mais à quoi bon insister sur ce parallèle? L'auteur du Gargantua ne doit guère plus à Pierre Faifeu qu'à Merlin Coccaie. Il leur emprunte comme Molière empruntait à Cyrano de Bergerac. Le talent des écrivains est ici trop inégal pour songer un instant à les comparer le meilleur moyen de faire ressortir cette différence, c'est d'arriver bien vite à Rabelais.

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Jusqu'ici nous avons assisté aux tâtonnements et aux premiers jeux de la Satire moderne. Nous l'avons vue fixée à la pointe aiguë de l'épigramme ou à demi cachée sous le voile de l'allégorie et du coq-à-l'àne, se répandre çà et là en traits épars et capricieux. Mais elle n'a rien produit encore de comparable au poëme du Renart ni au Roman de la Rose. Jean de Meung rajeuni par Marot reste l'Homère de la satire jusqu'à Rabelais.

Les temps devenaient difficiles pour la libre pensée : le bùcher de Dolet à Paris, celui de Servet à Genève apparaissaient comme deux phares sinistres destinés à éclairer sa route. Les rieurs, les libertins étaient prévenus. Et pourtant, qui le croirait? c'est à l'heure où les feux s'allument, où la Sorbonne fulmine, où les Parlements instruisent, décrètent, emprisonnent, qu'éclate l'immense bouffonnerie du Gargantua. La même année, dit-on 1, vit naître Luther et Rabelais : le premier à Eisleben, dans la cabane d'un paysan, à l'ombre

1. Cette question de chronologie est du reste assez embrouillée.

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