LXIV. TANCREDE. Détails historiques sur cette pièce. EN vérité, les lettres de Voltaire valent beaucoup nieux que ses comédies et même que ses tragédies : Voltaire, en déshabillé, me plait davantage que Voltaire en habit de théâtre: c'est dans ses lettres qu'il est éminemment lui; son esprit, ennemi de toute espèce d'entraves, s'y dévoloppe à son aise : c'est là qu'il est vif, léger, brillant, folâtre, bouffon: c'est un Prothée qui prend toutes les formes: c'est une coquette qui change à chaque instant de visage; il se replie en cent façons pour flatter et pour plaire: ses saillies, ses boutades, ses caprices, ses contradictions, forment des scènes toujours naturelles, toujours variées, toujours amusantes: il n'y a que sa colère, sa grossièreté, son fanatisme qui ne soient point aimables. Quand il écrit aux gens de sa clique, à ses garçons philosophes, il a le ton d'un soldat réformé, qui conspire dans une taverne : c'est un homme très-poli avec les gens du monde, mais qui ne se gêne pas avec ses valets. Voltaire n'étoit pas né pour le genre sérieux: il paroît guindé déclamateur, charlatan dans le tragique, parce qu'il se moquoit lui-même le premier de son pathos ; il ne cherchoit qu'à éblouir, qu'à tromper le vulgaire par ces paroles lármoyantes: on sent qu'il faisoit un métier : il y a réussi, parce qu'avec de l'esprit on fait tout passablement bien; parce qu'il n'avoit pour concurrens, dans cette carrière, que de 1 pauvres diables qui n'étoient pas aussi rusés que lui; mais dans tous les ouvrages enjoués et badins, dans les pièces fugitives, dans les petits pamphlets, dans les petits romans, dans les facécies et les turlupinades, dans les lettres, surtout, c'est un homme divin, c'est Voltaire qu'on trouve dans son talent naturel et vrai: c'est alors qu'il est original, qu'il a une physionomie, un caractère, et qu'il parle au cœur dans tout le reste, son allure est gênée et fausse: c'est un hypocrite qui se compose, parce qu'on le regarde. Je lui devois ce petit éloge pour le plaisir et même pour l'utilité que ses lettres m'ont procuré : j'y découvre le secret de sa composition; j'y vois comment il travailloit ses tragédies, ce qu'il en pensoit lui-même ; malgré sa vanité, il a des momens de justice où il s'apprécie ce qu'il vaut : ces lettres sont pour moi les coulisses et le derrière du théâtre; elles me mettent au fait de toutes les petites intrigues, ignorées de la foule à qui on ne laisse apercevoir que la scène, et encore d'assez loin. Dès que Voltaire avoit choisi un sujet de tragédie, incapable de le mûrir, il jetoit rapidement sur le papier les scènes, telles qu'elles se présentoient à son imagination échauffée : la besogne étoit expédiée, et la tragédie faite ordinairement en trois semaines ou un mois; il envoyoit ensuite ce croquis à ses anges, c'est-à-dire, au comte d'Argental, et surtout à la comtesse, qu'il appeloit madame Scaliger, à cause des grands commentaires qu'elle faisoit sur les impromptus et les prestos tragiques qu'il offroit à sa censure: si les remarques lui sembloient justes, il corrigeoit, retouchoit, réformoit: communément assez docile pour mettre, comme il le dit lui-même, une sottise à la place d'une autre; quelquefois il s'obstinoit, il XIe, année. 25 avoit la sagesse de ne pas vouloir mieux faire qu'il ne pouvoit. Souvent de lui-même, il remanioit son esquisse ; il changeoit des actes entiers; il faisoit de nouvelles trades; ce travail étoit bien plus long que celui de la première composition; enfin lorsqu'il avoit satisfait son conseil privé et lui-même, il s'occupoit de la représentation, et c'étoit là une source de combinaisons profondes: les affaires d'un grand empire ne se traitent pas avec plus de gravité dans le cabinet d'un souverain, que toutes les minuties relatives au tripot (c'est ainsi que Voltaire appelle la comédie française) ne s'agitoient dans le conseil de madame Scaliger; tout étoit prévu, arrangé, calculé ; mais la pauvre tragédie, avant même d'être jouée, avoit été tant de fois rappetassée et ravaudée, qu'elle n'étoit plus qu'un amas de pièces et de morceaux. Ainsi se fabriquoient, ainsi se disposoient ces prétendus prodiges de poésie et de philosophie, destinés à subjuguer la première nation de l'univers ; ces chefs-d'œuvre qu'une admiration aveugle a longtemps consacrés : je révèle ici aux profanes d'étonnans mystères ; ce sont les grands effets par les petites causes ; mais il faut rendre à Voltaire la justice qu'il mérite; il rioit dans son ame de ces tours de gibecière : il connoissoit les hommes, il les méprisoit, il savoit ce qu'il faut au peuple, et rarement en voulant tromper les autres, il se trompoit lui-même. C'est de cette manière que Tancrède fut raboté; l'auteur l'appeloit sa chevalerie; il fondoit son succès sur la nouveauté de l'entreprise: pouvoit-il ignorer que le Cid est un véritable chevalier? Sévère, dans Polyeucte, est aussi un personnage créé d'après les dées de la galanterie chevaleresque. Il est étonnant que nos poètes tragiques n'aient pas fait un plus fréquent usage des mœurs, des usages et du caractère des chevaliers Voltaire, pressé de jouir, n'attendit pas les corrections de madame Scaliger, pour essayer son enfant nouveau-né sur le petit théâtre de son pe→ tit château de Tourney: le seigneur Châtelain y joua lui-même le rôle d'Argire, et Clairon-Denis celui d'Aménaïde: Voltaire regardoit sa pièce comine une actrice beaucoup plus touchante que M. Clairon: il n'y avoit point d'Allobroge, de Suisse ou d'Allemand si dur qu'elle ne fit pleurer, à ce que dit son cher oncle. : : C'est avec autant de gaîté que de raison, qu'il ap➡ pelle son petit théâtre, théâtre des Marionnettes, théâtre de Polichinelle sur ces tréteaux, et sur ceux de Ferney, le grand homme a passé sa vieillesse à faire véritablement le Polichinelle et le Gilles; ceux qui alloient chercher dans cette citadelle de la philosophie, le grand Lama, le restaurateur de la raison, l'apôtre de la vertu et de l'humanité, étoient bien étonnés en arrivant, de n'y trouver qu'un mime et un histrion: la chose étoit cependant toute simple, puisque sa philosophie n'étoit qu'un masque comique. Au reste, il ne faut pas s'étonner si Voltaire traite si lestement son petit théâtre ; il n'a pas plus de respect pour le souverain pontife Benoît XIV dont il avoit baisé les pieds dans ses lettres ; il l'appelle un bon Polichinelle ; et les ouvrages de ce pape, qui dans son distique sont la lumière du monde, ne sont plus dans ses lettres que de gros in-folio très-ennuyeux, que le P. Menou, jésuite, faisoit semblant de traduire, pour attraper un bon bénéfice. 靠 Mais je perds de vue le théâtre de Polichinelle où on fit l'essai de Tancrède. « Il est bien petit, je l'avoue, dit Voltaire, mais, mon divin ange , nous y tînmes hier neuf en demi-cercle, assez à l'aise ; encore avoit-on des lances , des boucliers, et l'on attachoit des écus et l'armet de Mambrin à nos bâtons vert et clinquant, qui passeront si l'on veut pour pilastres vert et or ; une troupe de racleurs et de sonneurs de cor saxons, chassés de leur pays par Luc, composoient mon orchestre. Que nous étions bien vêtus ! que madame Denis a joué supérieureinent les trois quarts de son rôle! je crois jouer parfaitement le bon homme. Je souhaite en tout que la pièce soit jouée à Paris, comme elle l'a été dans ma masure de Tourney; elle a fait pleurer les vieilles et les petits garçons, les Français et les Allobroges : jamais le mont Jura n'a eu pareille aubaine ». On voit dans cette plaisante caricature , un vieillard que la vanité et la manie théâtrale ont fait tomber en enfance, qui se passionne pour des farces, comme les petites filles pour leur poupée qu'elles font coucher avec elles : je ne sais pas si l'illustre vieillard dramatique couchoit avec ses habits de théâtre, mais on a assuré que lorsqu'il devoit jouer, il les endossoit dès le matin , et les portoit toute la journée, afin de se mieux pénétrer du rôle qu'il avoit à remplir le soir. Quand on songe que ces niaiseries faisoient tourner la tête à l'homme qui partageoit alors l'admiration de l'Europe avec le Salomon et l'Alexandre du Nord, et qui terrassoit des préjugés comme Frédéric battoit des armées, on gémit sur le néant des grandeurs humaines. Mais à propos du grand Frédéric, tout le monde ne sait peut-être pas que ce Luc dont il est question dans le récit , est une anagramme infâme, dont Voltaire se servoit pour désigner le monarque philosophe. G, |