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Pourquoi, par exemple, faire pressentir à la marquise, qu'on pourroit blâmer une dédicace adressée à une femme de son espèce ? Il est vrai que ces sortes d'hommages étoient réservés aux princes, aux grands seigneurs, aux femmes titrées ; il est vrai qu'on pouvoit et qu'on devoit trouver indécent qu'un homme qui s'affichoit pour le patriarche de la philosophie et le restaurateur de la raison, fit bassement sa cour à une maîtresse du roi. Mais, encore une fois, la politesse et l'usage du monde ne permettoient pas de toucher une pareille corde dans l'épître ; il étoit impertinent de dire : Si quelque censeur pouvoit désapprouver l'hommage que je vous rends, ce ne pourroit être qu'un cœur né ingrat; car c'étoit dire à la marquise que des rigoristes pourroient désapprouver un hommage rendu à une personne comme elle, et que la seule reconnoissance pouvoit le justifier.

Une autre naïveté encore plus forte étoit d'apprendre à madame de Pompadour, que les gens de lettres et les hommes sans prévention étoient les seuls qui ne disoient point de mal d'elle, et de conclure une pareille confidence par cette phrase à prétention: Croyez, madame, que c'est quelque chose que le suffrage de ceux qui savent penser. Il n'est pas ici question d'examiner si ceux qui prétendent savoir penser ne sont pas ceux qui pensent le plus mal; il s'agit seulement de faire voir combien il est ridicule et malhonnête de dire à une maîtresse du roi : « Madame, il n'y a que les gens de lettres et les philosophes qui disent du bien de vous, dans l'espérance que vous leur en ferez ; mais le reste de la nation, composé de gens qui ne savent pas si bien penser; tout le peuple, qui n'a d'autre philosophie que celle de la nature et du bon vous maudit et vous déteste ».

sens,

G.

LXIV.

TANCREDE. Détails historiques sur cette pièce.

EN vérité, les lettres de Voltaire valent beaucoup

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mieux que ses comédies et même que ses tragédies : Voltaire, en déshabillé, me plaît davantage que Voltaire en habit de théâtre: c'est dans ses lettres qu'il est éminemment lui; son esprit, ennemi de toute espèce d'entraves, s'y dévoloppe à son aise : c'est là qu'il est vif, léger, brillant, folâtre, bouffon: c'est un Prothée qui prend toutes les formes: c'est une coquette qui change à chaque instant de visage; il se replie en cent façons pour flatter et pour plaire: ses saillies, ses boutades, ses caprices, ses contradictions, forment des scènes toujours naturelles, toujours variées, toujours amusantes: il n'y a que sa colère, sa grossièreté, son fanatisme qui ne soient point aimables. Quand il écrit aux gens de sa clique, à ses garçons philosophes, il a le ton d'un soldat réformé, qui conspire dans une taverne : c'est un homme très-poli avec les gens du monde, mais qui ne se gêne pas avec ses valets.

Voltaire n'étoit pas né pour le genre sérieux: il paroît guindé déclamateur, charlatan dans le tragique, ́ parce qu'il se moquoit lui-même le premier de son pathos ; il ne cherchoit qu'à éblouir, qu'à tromper le vulgaire par ces paroles lármoyantes: on sent qu'il faisoit un métier: il y a réussi, parce qu'avec de l'esprit on fait tout passablement bien; parce qu'il n'avoit pour concurrens, dans cette carrière, que de

pauvres diables qui n'étoient pas aussi rusés que lui; mais dans tous les ouvrages enjoués et badins, dans les pièces fugitives, dans les petits pamphlets, dans les petits romans, dans les facécies et les turlupinades, dans les lettres, surtout, c'est un homme divin, c'est Voltaire qu'on trouve dans son talent naturel et vrai: c'est alors qu'il est original, qu'il a une physionomie, un caractère, et qu'il parle au coeur dans tout le reste, son allure est gênée et fausse: c'est un hypocrite qui se compose, parce qu'on le regarde.

Je lui devois ce petit éloge pour le plaisir et même pour l'utilité que ses lettres m'ont procuré : j'y découvre le secret de sa composition; j'y vois comment il travailloit ses tragédies, ce qu'il en pensoit lui-même ; malgré sa vanité, il a des momens de justice où il s'apprécie ce qu'il vaut : ces lettres sont pour moi les coulisses et le derrière du théâtre; elles me mettent au fait de toutes les petites intrigues, ignorées de la foule à qui on ne laisse apercevoir que la scène, et encore d'assez loin.

Dès Voltaire avoit choisi un sujet de tragédie, que incapable de le mûrir, il jetoit rapidement sur le papier les scènes, telles qu'elles se présentoient à son imagination échauffée : la besogne étoit expédiée, et la tragédie faite ordinairement en trois semaines ou un mois; il envoyoit ensuite ce croquis à ses anges, c'est-à-dire, au comte d'Argental, et surtout à la comtesse, qu'il appeloit madame Scaliger, à cause des grands commentaires qu'elle faisoit sur les impromptus et les prestos tragiques qu'il offroit à sa censure: si les remarques lui sembloient justes, il corrigeoit, retouchoit, réformoit: communément assez docile pour mettre, comme il le dit lui-même, une sottise à la place d'une autre; quelquefois il s'obstinoit, il XIe, année. 25

avoit la sagesse de ne pas vouloir mieux faire qu'il ne pouvoit.

Souvent de lui-même, il remanioit son esquisse ; il changeoit des actes entiers; il faisoit de nouvelles trades; ce travail étoit bien plus long que celui de la première composition; enfin lorsqu'il avoit satisfait son conseil privé et lui-même, il s'occupoit de la représentation, et c'étoit là une source de combinaisons profondes: les affaires d'un grand empire ne se traitent pas avec plus de gravité dans le cabinet d'un souverain, que toutes les minuties relatives au tripot (c'est ainsi que Voltaire appelle la comédie française) ne s'agitoient dans le conseil de madame Scaliger; tout étoit prévu, arrangé, calculé ; mais la pauvre tragédie avant même d'être jouée, avoit été tant de fois rappetassée et ravaudée, qu'elle n'étoit plus qu'un amas de pièces et de morceaux.

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Ainsi se fabriquoient, ainsi se disposoient ces prétendus prodiges de poésie et de philosophie, destinés à subjuguer la première nation de l'univers ; ces chefs-d'œuvre qu'une admiration aveugle a longtemps consacrés : je révèle ici aux profanes d'étonnans mystères ; ce sont les grands effets par les petites causes; mais il faut rendre à Voltaire la justice qu'il mérite; il rioit dans son ame de ces tours de gibecière : il connoissoit les hommes, il les méprisoit, il savoit ce qu'il faut au peuple, et rarement en voulant tromper les autres, il se trompoit lui-même.

C'est de cette manière que Tancrède fut raboté; T'auteur l'appeloit sa chevalerie; il fondoit son succès sur la nouveauté de l'entreprise: pouvoit-il ignorer que le Cid est un véritable chevalier? Sévère, dans Polyeucte, est aussi un personnage créé d'après les idées de la galanterie chevaleresque. Il est étonnant

que nos poètes tragiques n'aient pas fait un plus fré quent usage des mœurs, des usages et du caractère des chevaliers: Voltaire, pressé de jouir, n'attendit pas les corrections de madame Scaliger, pour essayer son enfant nouveau-né sur le petit théâtre de son pe→ tit château de Tourney: le seigneur Châtelain y joua lui-même le rôle d'Argire, et Clairon-Denis celui d'Aménaïde: Voltaire regardoit sa pièce commne une actrice beaucoup plus touchante que M. Clairon: il n'y avoit point d'Allobroge, de Suisse ou d'Allemand si dur qu'elle ne fit pleurer, à ce que dit son cher oncle.

C'est avec autant de gaîté que de raison, qu'il ap pelle son petit théâtre, théâtre des Marionnettes, théâ tre de Polichinelle sur ces tréteaux, et sur ceux de Ferney, le grand homme a passé sa vieillesse à faire véritablement le Polichinelle et le Gilles; ceux qui alloient chercher dans cette citadelle de la philosophie, le grand Lama, le restaurateur de la raison, l'apôtre de la vertu et de l'humanité, étoient bien étonnés en arrivant, de n'y trouver qu'un mime et un histrion: la chose étoit cependant toute simple, puisque sa philosophie n'étoit qu'un masque comique.

Au reste, il ne faut pas s'étonner si Voltaire traite si lestement son petit théâtre ; il n'a pas plus de respect pour le souverain pontife Benoît XIV dont il avoit baisé les pieds dans ses lettres ; il l'appelle un bon Polichinelle ; et les ouvrages de ce pape, qui dans son distique sont la lumière du monde, ne sont plus dans ses lettres que de gros in-folio très-ennuyeux, que le P. Menou, jésuite, faisoit semblant de traduire pour attraper un bon bénéfice.

Mais je perds de vue le théâtre de Polichinelle où on fit l'essai de Tancrède. « Il est bien petit, je

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