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Cette idée de Rousseau est d'autant plus juste, que si Orosmane tue Zaïre, c'est, en vérité, parce qu'il le veut bien, ou plutôt parce que le poète le veut absolument. Depuis qu'on aime, il n'y a peut-être jamais eu d'amant qui, dans la même circonstance, ait tenu la conduite que Voltaire fait tenir à Orosmane ce soudan est un homme extraordinaire et même tout-à-fait unique dans les fastes de l'amour et de la jalousie.

Un amant qui intercepte un billet doux adressé à sa maîtresse, sans avoir la curiosité d'interroger le porteur, lequel est entre ses mains; un amant qui' connoît l'écrivain de la lettre, qui, pouvant d'un mot éclaircir l'intrigue et punir le téméraire, laisse lé galant aller son train, pour voir ce que tout cela deviendra, et qui va, comme Figaro, se mettre en embuscade au lieu du rendez-vous, pour y surprendre sa belle, un tel amant est le roi des fous; et il n'y a point de spectateur, quelque modeste qu'on le suppose, qui ne puisse se flatter d'être plus raisonnable et plus éclairé que lui sur ses intérêts. Orosmane ignoroit cette belle maxime, il vaut mieux prévenir le mal que de le punir: il lui étoit cependant si facile de rompre la partie !

Si les femmes, continue J.-J. Rousseau, n'ont pu se lasser de courir en foule à cette pièce enchanteresse et d'y faire courir les hommes, je ne dirai point que c'est pour s'encourager par l'exemple de l'héroïne, à ne pas imiter un sacrifice qui lui réussit si mal; mais c'est parce que, de toutes les tragédies qui sont au théâtre, nulle autre ne montre avec plus de charmes le pouvoir de l'amour et l'empire de la beauté ; et qu'on y apprend encore, pour surcroît de profit, à ne pas juger sa maîtresse sur les apparences ».

Il y a un peu Jean-Jacques; mais aujourd'hui cette malice paroît bien innocente. L'enchantement est détruit; les femmes se sont lassées de courir à Zaïre et d'y faire courir les hommes. Nous ne reconnoissons plus le pouvoir de l'amour, mais nous connoissons bien le pouvoir des écus; l'empire de la beauté chancelle et tombe ent ruines, l'empire de l'or s'élève et s'affermit. Qu'avonsnous besoin des malheurs de l'amour pour nous prémunir contre ses charmes? N'avons-nous pas un préservatif bien plus puissant dans la philosophie et l'égoïsme?

de malice dans ces observations de

« Qu'Orosmane immole Zaïre à sa jalousie (c'est encoré Rousseau qui parle ), une femme sensible y voit sans effroi le transport de la passion; car c'est un moindre malheur de périr par la main de son amant, que d'en être médiocrement aimée ».

Voilà, certes, une singulière maxime il faut étre furieusement sensible pour l'admettre ailleurs que dans un roman. C'est un moindre malheur de périr par

la main de son amant, que d'en être médiocrement aimée! Ces folies passionnées avoient encore une espèce de cours dans la spéculation, quoiqu'on s'en inoquât dans la pratique, au temps où Rousseau écrivoit. Aujourd'hui, il est reçu chez les femmes, qu'il vaut mieux vivre plus long-temps et n'être pas tant aimée : si elles ne sont pas si sensibles qu'autrefois, du moins elles sont plus sensées.

G.

IL

XLVII.

ZAIRE. De la Pitie théâtrale.

L ne sera point question aujourd'hui de Zaïre, représentée hier dimanche pour exciter la pitié du peuple; mais cette même Zaïre servira de texte à quelques réflexions sur la pitié théâtrale. J'avois déjà observé, au grand scandale des fanatiques de théâtre, que rien ne paroissoit plus inutile et même plus dangereux au premier coup-d'œil, que des institutions publiques, imaginées exprès pour exciter les passions de la multitude, passions toujours trop exaltées, et que la saine politique s'occupe essentiellement à réprimer. Les Grecs, au moins, ne donnoient cette secousse au peuple que trois ou quatre fois l'année, dans des fêtes solennelles; mais à présent nos sages mesurent le degré de politesse et de prospérité d'une nation sur le degré de splendeur et de perfection de ces amusemens, dont l'unique objet est de faire rire et pleurer tous les jours les enfans grands et petits, ou de leur faire une belle peur, telle que celle qui est produite par les contes d'ogres et de revenans. De tels amusemens non-seulement ne peuvent contribuer en rien à la puissance et au bonheur réel d'une nation, mais ils ne sont utiles que comme une diversion nécessaire à l'extrême corruption des mœurs, et un obstacle à de plus grands inaux. Voilà pourquoi il est bien étrange que des peuples, encore en pleine santé, fassent usage de ce remède, et se flattent d'acquérir plus d'éclat et d'importance dans le monde, en faisant venir chez

eux, à grands frais, des histrions et des baladins étrangers.

Corneille avoit conçu la tragédie d'une manière plus forte et plus noble qu'Aristote : il ne s'est pas borné, comme le philosophe grec, à la pitié et à la terreur ; il a essayé de relever ces deux passions foibles et efféminées, par le sentiment d'une admiration généreuse pour les grandes vertus. Le fameux citoyen de Genève n'avoit pas plus d'estime que moi pour ces moyens physiques qui opèrent au théâtre la contraction du réservoir lacrymal des spectateurs. Il y a une distance prodigieuse entre cette facilité de pleurer pour des niaiseries, et cette véritable sensibilité qui nous intéresse aux maux de nos semblables. « Quelle est cette pitié théâtrale? dit J.J. Rousseau; une émotion passagère et vaine, qui ne dure pas plus que l'illusion qui l'a produite; un reste de sentiment naturel bientôt étouffé par les passions; une pitié stérile qui se repaît de quelques larmes, et n'a jamais produit le moindre acte d'humanité. Ainsi pleuroit le sanguinaire Sylla au récit des maux qu'il n'avoit pas faits lui-même ; ainsi se cachoit le tyran de Phèze au spectacle, de peur qu'on ne le vit gémir avec Andromaque et Priam, tandis qu'il écoutoit sans émotion les cris de tant d'infortunés qu'on égorgeoit tous les jours par ses ordres..En donnant des pleurs à ces fictions, nous croyons avoir satisfait à tous les droits de l'humanité sans avoir plus rien à mettre du nôtre, au lieu que les infortunés en personne exigeroient de nous des soins, des soulagemens, des consolations, des travaux qui pourroient nous associer à leurs peines, qui coûteroient du moins à notre indolence, et dont nous sommes bien aises d'être exemptés ! ».

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Il y a plus, cette affectation de sensibilité puérile,

est souvent le signe le plus certain d'un coeur dur. Je regrette de n'avoir pas présens à la mémoire les beaux vers où Gilbert nous présente une femme prodigieusement sensible, qui verse des larmes sur les souffrances d'un papillon, et qui va fièrement la premièrę sur la place de Grève, acheter le plaisir de voir tomber la tête de Lally. L'habitude de pleurer sur des maux imaginaires tarit la source de la véritable humanité pour des maux réels. Cette pitié stérile épuise la compassion généreuse et active; elle détend les ressorts de l'ame pleurer sur des fables est une foiblesse de nerfs; consoler, secourir les malheureux, est une action courageuse.

Voyez-vous, dit Cicéron, le mal que nous font les poètes? ils nous présentent, pour nous attendrir, des héros qui se lamentent; ils amollissent nos ames; et telle est la douceur de leurs vers, qu'on les lit, et même qu'on les apprend par cœur. Ainsi, lorsqu'à une mauvaise éducation domestique, lorsqu'à une vie molle et oisive se joignent encore les poètes dramatiques, le courage de la vertu est absolument énervé. C'est donc avec raison que Platon, cherchant le meilleur système de mœurs, et le modèle du gouvernement le plus parfait, bannit de sa république les poètes de théâtre. Mais nous, écoliers de la Grèce, nous les avons lus dès l'enfance, nous en avons orné notre mémoire; nous regardons cette étude comme la base de l'éducation la plus distinguée, comme la source des sciences et des idées libérales ».

Videsne poetæ quid mali afferant? lamentantes inducunt fortissimos viros; molliunt animos nostros: ita sunt deinde dulces, ut non legantur modo, sed etiam ediscantur. Sic ad malam disciplinam domesticam, vitamque umbratilem et delicatam cùm accesserunt

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