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me semble que je vois M. LE NORMAND ou M. COCHIN réduire un de leurs cliens à plaider sa cause.

Il y a sans doute ici du persifflage, et Voltaire se moque de M. de la Roque; autrement il ne le compareroit pas à deux avocats célèbres, tels que Cochin et le Normand. Un critique n'est point l'avocat de l'auteur; l'auteur n'est point le client du critique ; l'examen d'une tragédie n'est point un plaidoyer en sa faveur. Il n'y a point d'auteur qui ne souhaitât d'être réduit à plaider sa cause; il s'en fieroit bien plus à lui-même qu'à son prétendu avocat le journaliste ou cette comparaison n'a point de sens, ou c'est une dérision de la négligence du bon M. de la Roque qui, ne voulant pas se donner la peine de composer l'extrait d'une pièce, le faisoit faire par

:

l'auteur.

Voltaire termine l'extrait de sa tragédie par des réflexions justes et sages, énoncées avec une modestie qu'il est aisé d'avoir, et qui sied beaucoup quand on a un grand succès :

Hélas, qu'aux cœurs heureux les vertus sont faciles !

« Je suis bien loin, dit-il, de m'énorgueillir du succès passager de quelques représentations. Qui ne connoît l'illusion du théâtre ? Qui ne sait qu'une situation intéressante, mais triviale, une nouveauté brillante et hasardée, la seule voix d'une actrice,. suffisent pour tromper quelque temps le public? Quelle distance immense entre un ouvrage souffert (il pouvoit dire applaudi) au théâtre et un bon ouvrage ! »>

Ceux qu'on regarde comme les ennemis de Voltaire, quoiqu'ils ne soient que les amis de l'art, n'ont pas tenu un autre langage. Pour avoir une justé idée

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du mérite de Zaïre, il faut prendre ici Voltaire au mot il ne croyoit pas si bien dire; aucune tragédie n'a plus profité de l'illusion du théâtre, et la seule voia de M. Gaussin a beaucoup contribué au succès (*). Lorsque le charme de cette voix s'est évanoui, quand le prestige théâtral s'est dissipé, la pièce s'est soutenue par le nom et la réputation de l'auteur par le goût du public pour la tendresse, par l'influence des feinmes qui avoient pris Zaïre sous leur protection. Aujourd'hui cette tragédie produit peu d'effet; les spectateurs sont blasés sur l'amour; le fanatisme de Lusignan et de Nérestan n'a plus le même intérêt: le progrès des lutnières nous a fait voir que toutes les religions sont aussi bonnes les unes que les autres ; que toutes les manières d'adorer Dieu lui plaisent également on n'en étoit pas encore là dans la nouveauté de Zaïre. Quelle immense carrière nous avons parcourue depuis ce temps-là! Voltaire a travaillé plus qu'aucun autre à détruire sa tragédie en décriant les Croisades, en prêchant l'indifférence religieuse. Aujourd'hui, Lusignan et Nérestan ne sont plus regardés que comme des troubles fêtes, qui tombent des nues pour tourmenter l'innocente Zaïre on la plaint d'avoir un père et un frère que le hasard amène si mal-à-propos pour empêcher son mariage; on est surpris qué sur d'aussi foibles indices elle veuille bien les reconnoître pour ses parens, quand

(*). Sa voix et sa grâce extrinsèquó
Ont, mon ouvrage défendu,
Contre l'auditeur qui rébecque;
Mais quand le lecteur morfondu
L'aura dans sa bibliothèque,
Tout mon honneur serà perdu.

(Epitre de Voltaire à Valkener );

il ne tiendroit qu'à elle de les désavouer: ainsi le 'seul intérêt qu'elle inspire à présent, est directement contraire à l'intérêt de la pièce; et nous sommes, à l'égard de Zaïre, ce qu'étoit le financier dont parle Racine, à l'égard de la Judith de Boyer.

G.

XLVI.

ZAÏRE. —Du dénouement de cette pièce. Passions du

ASSASSINER

théâtre.

sa maîtresse ou sa femme dans un accès de jalousie, ce n'est pas une chose extraordinaire, surtout dans la classe des gens du peuple accoutumés à se livrer aveuglément à leurs passions féroces. Cette frénésie est beaucoup plus rare chez les gens comme il faut, et plus encore chez les rois et les princes des nations policées; mais on dit qu'elle est fort commune chez les despotes de l'Asie.

L'assassinat est en lui-même une action ignoble : quand c'est un homme qu'on assassine pour se venger, c'est une lâcheté infâme. Il est sans doute bien plus théâtral et bien plus tragique d'assassiner une femme; il faut croire que la jalousie et la rage amoureuse ennoblissent beaucoup cet acte de brutalité. Il est cependant fâcheux pour l'honneur du théâtre, que cette brillante vengeance de l'amour outragé dont la peinture. nous charme, conduise, chez nous, droit à la Grève, les jaloux qui s'émancipent à de pareilles tragédies, quand ils ne sont ni rois ni princes; la justice ne tient comple aux amans, ni de l'excès de la passion, ni de la violence des remords. Voilà

donc le plaisir le plus délicat qu'ait pu imaginer le dernier degré de la civilisation! Le spectacle d'un maniaque qui, dans un mouvement de fureur, commet une action atroce digne de l'échafaud ou des Petites-Maisons.

Aristote a voulu sans doute flatter les Athéniens

inventeurs de la tragédie; il a voulu se moquer de la postérité lorsqu'il a dit que la tragédie purge les passions. Les érudits se sont battus pendant plusieurs siècles pour savoir en quoi consistoit cette purgation? Quelques-uns des plus modernes ont prétendu qu'Aristote n'avoit voulu dire autre chose, sinon que la tragédie purge les passions de tout ce qu'elles peuvent avoir de désagréable : ainsi, par exemple, la terreur et la pitié réelles font du mal; la terreur et la pitié théâtrales ne causent que du plaisir. Si véritablement Aristote n'a eu dessein de dire que cela, Aristote est un bien mauvais plaisant de ne s'être pas mieux expliqué.

Combien de fortes têtes se sont laissées égarer par ce mot purger! combien de savans commentateurs se sont imaginé que la tragédie, à force d'exciter en nous la terreur et la pitié pour des objets imaginaires, nous endurcissoit aux horreurs les plus réelles, nous familiarisoit avec ce qu'il y a de plus terrible et de plus affligeant pour l'humanité! Ainsi dans leur système, la tragédie purgeoit la terreur et la pitié, en expulsant ces passions de notre ame comme de mau, vaises humeurs.

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Je n'ai garde, assurément, de prendre, un parti dans cette querelle; je laisse les interprètes d'Aristote donner le sens qu'ils voudront à cette énigme, en leur souhaitant le sens commun. Mais la raison, d'accord avec l'expérience, prouve que l'habitud.

de voir des crimes et des atrocités sur la scène, accoutume les spectateurs à les voir de sang-froid dans la société. Des sophistes charlatans peuvent exalter ce genre d'amusement comme une école de vertu; les vrais philosophes anciens et modernes sont intimement convaincus que la vue continuelle de tant de passions extravagantes, de tant d'attentats effroyables contre la nature et l'humanité, dessèche et flétrit le cœur, émousse la sensibilité, comme l'usage des épices et des liqueurs fortes émousse le goût, et finit par détruire toute affection morale.

Assurément depuis plus de deux siècles que nous sommes au régime tragique, nous ne sommes pas devenus plus doux, plus humains, plus généreux, plus sensibles; dans nos discordes civiles, nous avons bien prouvé que le théâtre n'avoit pas poli nos mœurs : on a vu, d'un côté, le dernier excès de l'impudence et de la barbarie; de l'autre, le plus haut degré de la lâcheté et de la stupidité. Notre tragédie avoit bien purgé la pitié, mais elle n'avoit pas purgé la peur, et surtout l'égoïsme. Comment les bourreaux auroientils eu quelques remords, quand les victimes paroissoient à leurs yeux de vils troupeaux dénués de sentiment et d'intelligence?

On dit que le spectacle des malheurs de l'amour, est le meilleur spécifique contre cette passion funeste. Ecoutons le philosophe de Genève, qui, lui-même, a peint l'amour avec des traits si brûlans. « Je serois curieux, dit-il, de trouver quelqu'un, homme ou femme, qui s'osât vanter d'être sorti d'une représentation de Zaïre, bien prémuni contre l'amour. Pour moi, je crois entendre chaque spectateur dire en son cœur, à la fin de la tragédie: ah! qu'on me donne une Zaïre! je ferai bien en sorte de ne la pas tuer ».

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