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nent. Quant aux ambitions politiques, le peuple de Berlin serait, à tout prendre, en avance sur celui de Londres. Tandis qu'à Londres ses suffrages avaient pu, à grand' peine et pour une seule fois, porter John-Stuart Mill au Parlement, les élections de Berlin viennent d'envoyer d'un seul coup au Reichstag huit démocrates socialistes, comme ils se nomment, quoique dans chacun de ces colléges le nom de M. de Moltke, ce grand stratégiste, eût été opposé comme dérivatif. L'écart des voix, malgré cette manoeuvre, n'en a pas moins été considérable, et il en est de même dans quelques localités de province, notamment à Elberfeld, pour ne citer que celle-là. Aucun centre d'industrie et de commerce ne vaut Elberfeld pour l'importance et l'activité, et, en y comprenant sa principale annexe, Barmen, pour sa population. C'est un total de 120,000 âmes, et une somme d'affaires qu'on ne peut pas évaluer à moins de 120 millions. Il va sans dire que le contingent des ateliers entre pour une grande part dans ces chiffres et dans ce trafic. De là, au moment du scrutin, un partage très-caractérisé et presque sans exception, entre ceux qui commandent le travail et ceux qui l'exécutent; or, voici dans quelle proportion ce partage s'est effectué. Elberfed n'avait à élire qu'un seul député; c'est le candidat démocrate-socialiste qui l'a emporté par 12,947 voix contre 1,266 obtenues par le candidat national-libéral. Ce résultat est d'autant plus significatif' que les nationaux libéraux ne sont pas des ministériels sans réserve, et que dans certains cas ils se confondent avec l'opposition.

De ces faits, on peut déjà conclure qu'il y a en Allemagne tous les éléments d'une organisation appropriée aux deux fins que les ouvriers se proposent, une discipline corporative en vue des grèves, une influence politique en vue des élections. Cette dernière influence est surtout sensible dans la composition du conseil de l'Empire, qui vient d'être renouvelé; les ouvriers y ont envoyé un tel appoint que désormais tout gouvernement aura à compter avec eux; si limité que soit le nombre de leurs élus, ils ont un parti et un instrument pour l'accroître; ils peuvent, dans un parlement divisé, peser ici ou là suivant leurs calculs ou leurs intérêts, porter à la tribune leurs opinions ou appuyer celles qui s'en rapprochent le plus; ils ont leurs défenseurs directs et ne sont plus désormais étrangers à l'exercice de la vie publique. Comment les ouvriers allemands en sont-ils arrivés à ce degré d'ingérence, tandis que les ouvriers anglais, bien plus avancés sous d'autres rapports, persistent à regarder la Chambre des Communes comme une enceinte interdite non-seulement aux hommes de leur condition, mais aux hommes de leur choix? Il ne suffit pas, pour expliquer

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ce contraste, de rappeler à quel point un siége au Parlement est chose coûteuse pour ceux qui n'y sont pas naturellement appelés ou par des arrangements de famille ou par une grande notoriété ; il faut, en outre, tenir compte d'autres moyens d'influence qui ne sont ni la naissance, ni l'argent, et que les partis populaires ont su en Allemagne employer à leur profit et mettre au service de leur

cause.

C'est sous l'enseigne du socialisme que cette propagation s'exerce sans reculer devant le mot ni en adoucir la signification; c'est par des publications socialistes répandues dans toutes les provinces de l'empire que s'est recrutée peu à peu une légion d'ouvriers qui chaque jour ont le verbe haut et bravent plus délibérément les procès qu'on leur intente. Ce sont évidemment les mêmes hommes qui, il y a trois ans, nous faisaient la guerre et qui, rentrés chez eux, tournent leurs armes contre leur propre gouvernement. Naguère, à la conférence d'Eisenach, le professeur Held a établi, en quelques chiffres précis, le dénombrement de leurs forces. Le socialisme allemand a aujourd'hui seize journaux, qui comptent plus de 30,000 abonnés, ce qui représente un bien plus grand nombre de lecteurs, car un seul exemplaire suffit ordinairement à tout un atelier. Il est vrai que l'auteur de cette statistique range ces journaux en deux catégories, l'une inoffensive, l'autre susceptible de nuire; les premiers servant d'organes à des industries spécifiées dont ils étudient les besoins et défendent la cause, les seconds s'adressant, en général, aux hommes de tous les métiers et prêchant la guerre de ceux qui ne possèdent pas contre ceux qui possèdent. Cette distinction est un peu subtile, et, dans tous les cas, superficielle. Il est des moments où les intérêts et les passions du parti se confondent avec une telle énergie, qu'aucune puissance humaine n'en pourrait régler ni distinguer les effets. L'esprit de corps prend alors le dessus, et les associations les plus paisibles deviennent des associations belligérantes.

Cela est arrivé quelquefois à celles qui s'inspirent des meilleurs statuts et des intentions les plus honnêtes, entre autres à la société des ouvriers en porcelaine. Rien de plus édifiant et de plus louable que sa devise. Il y est dit que l'ouvrier doit s'aider lui-même et chercher sa voie par l'éducation du caractère, l'exercice des forces intellectuelles et l'acquisition des connaissances utiles; ainsi préparé, il devient propre à tout et se rend, pour ainsi dire, maître de son sort. Que demande-t-il pour cela à la société dont il est membre et au gouvernement qui en a la garde? Il ne demande qu'une chose, à ses yeux essentielle, des écoles d'apprentissage où il puisse se former dans son art, et où les procédés soient mis au niveau de

ce que l'art étranger a de plus perfectionné. C'est déjà beaucoup attendre de l'État, et l'ouvrier ne tient pas le patron pour quitte; il lui rappelle ce qu'un chef d'industrie doit à ses employés, ce qu'il se doit à lui-même dans la disposition de sa fortune, afin de rendre moins sensible l'inégalité des conditions. Voilà ce que disent les plus modérés d'entre les ouvriers; même dans leurs formes les plus adoucies, il y a un fond d'amertume. Avec les ouvriers chapeliers, le ton change; c'est l'emportement qui prévaut; pour eux, rien n'est à ménager; la guerre sévit avec ses accidents. Il y a eu des grèves qui, jusqu'ici, ont mal tourné; les ouvriers se recueillent pour une revanche, tandis que les patrons opposent à cette perspective d'hostilités la tactique bien connue des Anglais, le congédiement. Les ouvriers ont un journal à eux et ils en usent jusqu'à l'invective, les patrons en ont un aussi et montent de plus en plus le ton de leurs représailles. C'est de ces derniers, pourtant, que part le premier mot de trève; ils proposent un arbitrage; mais alors un cri s'élève dans le camp des ouvriers: « Point de tribunal d'arbitrage, surtout avec force exécutoire, s'écrie-t-on à l'unisson. Ce serait une baïonnette dirigée contre la poitrine de chaque ouvrier. » Après l'échange de tels mots, il n'y a plus qu'à croiser les épées.

Au lieu de violences, quelquefois on rencontre des perfidies, plus dangereuses mille fois. Ainsi se présentent les typographes et les fondeurs en caractères, plus lettrés qu'on ne l'est dans les autres corps de métiers, et qui, en Allemagne comme ailleurs, se sont mis sous la conduite d'hommes dont la tenue est excellente et la parole exercée, M. Hartel, entre autres, qui dirige le journal l'Association, et y développe à son gré les doctrines du socialisme le plus transcendant. C'est l'adversaire le plus résolu de la loi bien connue du salaire; il ne veut pas admettre que l'offre et la demande du travail manuel puissent être assujetties aux mêmes conditions que les autres objets d'échange; il veut que l'on affecte à l'ouvrier un privilége particulier qui lui fasse sur le marché une place à part, réglée sur ses besoins et à peu près indiscutable. Dans ce sens, il penche pour quelques combinaisons mises à l'essai dans le cours de ces dernières années, et qui se sont introduites comme thèmes de discussion dans l'école économique, les sociétés coopératives, par exemple, et la participation de l'ouvrier aux bénéfices du patron. Que ce soient là des exceptions et des expédients, M. Hartel se refuse à en convenir, il prétend en faire le régime définitif de l'industrie et la base du traité de paix qui doit un jour être signé entre l'entrepreneur et les hommes qu'il emploie. A ses yeux, la loi de l'offr et de la demande n'est pas seulement une er

reur de la science, elle est encore une iniquité. C'est en inspiré qu'il parle; il veut la mettre à l'index, et diriger contre elle l'effort. de toutes les associations qui se fondent. « Marchons, dit-il, réunissons tous les travailleurs sous la bannière des associations; le reste viendra de soi. Comment n'en serait-il pas ainsi? La grande majorité des imprimeurs associés appartient d'idées et de fait à la démocratie socialiste. » Que manque-t-il à ces paroles, comme sanction? Un appel plus formel à la révolte. D'autres corps d'état y suppléeront, entre autres les bijoutiers et les fabricants de cigares. Ceux-là ne ménagent ni l'Etat, ni l'Église. « L'Eglise, dit l'organe des bijoutiers, prétend être la fiancée du Christ, le libérarateur des prolétaires, et elle a fait un pacte avec les exploiteurs du prolétariat, ces ennemis du Christ. » L'organe des fabricants de cigares accepterait pourtant, de la part des socialistes en frac, toute amélioration partielle, mais seulement à titre d'à-compte sur la liquidation générale; l'ouvrier n'est pas un créancier implacable, ajoute ce document; il peut attendre, car il est la pierre sur laquelle se bâtit l'Église du présent. Quant aux moyens de vaincre les résistances, s'il y en a, en voici d'infaillibles, au dire des deux corps d'état, c'est de partir en masse, les célibataires d'abord, les hommes mariés ensuite, de manière à faire le vide dans les ateliers, sans bruit, même sans grève, au moyen des fonds dont disposent les caisses de secours. La ruche serait évacuée, et l'essaim irait ailleurs.

Ainsi se présentent les corps de métiers, pris en détail, chacun avec ses passions, ses intérêts, ses ambitions, et,

pour ser

vir le tout, avec une feuille à ses ordres et des moyens de publicité. Les coups de sape se multiplient, d'autant plus vigoureux que le corps de métier y emploie plus de ressources, mais ce n'est à tout prendre qu'une succession d'efforts isolés. Avec la Ligue des Associations ouvrières de MM. Hirsch et Dunker, l'attaque devient collective et a une toute autre puissance; ici, point d'empirisme, mais une organisation et une direction méthodiques; ce ne sont point des ouvriers qui règlent le mouvement, ce sont des docteurs et des légistes. La ligue a un chef, M. Hirsch, qui en est l'avocat, et qui est en même temps le rédacteur en chef de la feuille fondée au nom des corps de métiers associés, au nombre de quatorze ou quinze. C'est une véritable légion, puissante par le nombre, le suffrage et les cotisations; en avoir la conduite confère une certaine autorité et entraîne en même temps une responsabilité équivalente. Pour être bien rempli, ce rôle exige beaucoup de tact et de circonspection, surtout quand il s'agit, avant d'ouvrir une grève, d'en bien calculer les chances. Plus d'une fois, M. Hirsch

manqua de coup d'œil et engagea ses clients dans de mauvaises parties, entre autres celle qui eut lieu à Waldembourg, en Silésie, pour une association de mineurs. Les patrons, jugeant mieux l'état des forces respectives, tinrent bon, et ce fut pour les ouvriers une longue suite de dommages et de souffrances. En vain le conseil central s'interpose-t-il comme médiateur, en vain l'avocat multiplie-t-il ses voyages sur les lieux pour faire appel aux souscriptions publiques, à l'emprunt, à toutes les caisses de la ligue, mises graduellement à sec, aucune de ces combinaisons désespérées ne réussit, si bien qu'un jour arriva à Berlin, comme dernier mot, une dépêche qui disait : « Émigrez en masse ! » Sur les 6,000 ouvriers, un millier obéirent et furent dirigés un peu au hasard vers des localités où, pour la plupart, ils ne trouvèrent pas d'ouvrage, le reste dut céder, la honte au front et la bourse vide. On les consola en leur disant, par une proclamation finale, qu'ils s'étaient montrés héroïques, et que les meilleures armées succombent parfois devant le nombre.

Il est vrai que les associations qui marchent sous la conduite de MM. Hirsch et Dunker savent que leur rôle est surtout un rôle de combat; elles représentent en Allemagne ce que sont en Angleterre les plus militantes d'entre les Trade's-Unions. Elles n'ignorent pas que, lorsqu'elles s'engagent dans une grève, elles y engagent en même temps jusqu'à leur dernière obole. Ce n'est plus l'idée socialiste qui y est en jeu, ou du moins dominante, c'est une idée politique, l'idée du parti qui est bien connu de l'autre côté du Rhin et qu'on nomme le parti progressiste. Le plan de ce parti est simple autant que redoutable: se servir des ouvriers comme d'un instrument pour pénétrer dans les chambres de l'Empire et de là dans le gouvernement, prendre à tâche de combattre et d'évincer, si c'est possible, cette masse de nationaux-libéraux qui commencent à fatitiguer le pays par le spectacle de leurs condescendances, et constituer à la longue, soit par lui-même, soit en s'alliant à d'autres fractions des chambres, une majorité vraiment affranchie d'un vasselage qui a trop duré. Il y a, sans doute, chez les socialistes un peu de tout cela, ce grain d'ambition mêlé à d'autres appétits, mais chez les socialistes ce n'est que l'accessoire, tandis que chez les progressistes, c'est le principal; prendre rang dans l'État, voilà ce qu'ils se proposent. Une fois arrivés, ils auront la voix haute et rendront. à leurs auxiliaires service pour service. En attendant, ces auxiliaires n'ont qu'à se résigner au rôle qu'on leur assigne: souffrir, et au besoin payer.

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