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LE GOURAMI ET SON NID

Par M. Pierre CARBONNIER

Dans ces dernières années, j'ai eu l'avantage de faire connaître à la Société d'acclimatation les mœurs curieuses et intéressantes de certaines espèces de poissons de la famille des Pharyngiens labyrinthiformes.

Au moment de la reproduction, les mâles se parent des plus vives couleurs pour séduire les femelles, construisent un nid pour abriter les produits de la ponte, et, pendant l'évolution embryonnaire de même qu'après l'éclosion, accordent à leur progéniture une protection attentive et efficace, faits qui dénotent chez ces êtres un instinct développé au plus haut degré, révèlent des facultés dont jusqu'à ce jour on les avait crus privés et les rapprochent des animaux des classes supérieures. Tels sont les Macropodes de la Chine et les Colises de l'Inde.

L'étude d'un poisson de la même famille, dont le nom a bien souvent été prononcé dans cette enceinte, et que le Bulletin de notre Société a fait connaître à ceux qui n'ont pu suivre nos réunions, le Gourami (Osphromenus olfax), m'a procuré des sujets non moins profonds d'étonnement et d'admiration, et en comparant mes observations présentes avec celles que j'ai déjà faites des mœurs du Macropode et du Colise, je serais tenté d'en déduire que chez tous les poissons de cette remarquable famille des Pharyngiens labyrinthiformes la nidification repose essentiellement sur la formation d'un agrégat de bulles aériennes dans lesquelles le mâle dépose ou fait arriver les œufs.

Je n'entreprendrai pas de vous faire l'analyse de tout ce qui a été dit et écrit sur le Gourami, ni de réfuter les nombreuses théories émises à son sujet par différents auteurs; mon rôle sera plus modeste : ce sont des faits accomplis sous mes yeux que je vous apporte, et sur lesquels je vais vous donner les

renseignements les plus précis. Cinq cents sujets éclos dans mon établissement au mois de juillet dernier, et dont la taille actuelle varie de 3 à 6 centimètres, en sont un sûr témoignage, comme vous pouvez vous en assurer d'après les spécimens que j'ai l'honneur de vous présenter.

Le Gourami est un poisson des eaux douces de l'Inde, remarquable par la singularité de son organisation, par sa taille et par le bon goût de sa chair. Plusieurs voyageurs rapportent en avoir vu du poids de vingt livres et au-dessus, et dont la chair était délicieuse. Des renseignements authentiques et tout récents m'ont appris que sur les marchés de Calcutta, où ce poisson est vendu vivant, son poids dépasse rarement 1 kilogramme. Le Gourami habite les eaux douces des Indes-Orientales et Néerlandaises, de la Chine, de la Réunion, où il a été acclimaté au siècle dernier, et de la Guyane française, où il est d'importation plus récente.

Le corps du Gourami est légèrement discoïde, c'est-à-dire haut et comprimé latéralement, le museau est obtus, la bouche protractile, la mâchoire inférieure dépasse un peu la supérieure, et, chez le mâle, elle se tuméfie avec l'âge. Dans le cours de la première année cette partie de la tête va en pointe et les lèvres ne font qu'une légère saillie.

Les nageoires dorsale et anale commencent près de la tête et s'étendent jusqu'à la naissance de la caudale; cette dernière est courte et arrondie. Les rayons de la nageoire dorsale peuvent se replier et disparaître entièrement dans un sillon qui règne sur toute la longueur du dos, ce qui permet au poisson de traverser avec facilité les ramifications des plantes aquatiques. Ce caractère est moins apparent à la nageoire anale.

Les nageoires abdominales sont réduites au premier rayon, devenu un long filament dépassant presque la longueur du corps et doué d'une mobilité extrême; l'animal le dirige en avant, en arrière, latéralement ; c'est certainement un organe du toucher, un tentacule d'une grande délicatesse.

De son examen général, le Gourami n'est pour moi qu'un grand Colise, dont le développement se modifie selon les zones

qu'il habite. Pour la couleur, jamais je n'ai vu de poisson plus changeant. Le fond de sa robe est brun, les nageoires sont plus sombres, des zébrures bleu verdâtre sillonnent transversalement son corps; mais en hiver elles ne sont point apparentes. Enfin, dans l'état ordinaire, ce poisson est terne et terreux; mais à l'approche de la saison chaude, alors que pour lui sonne l'heure de la reproduction, il prend une livrée de mariage qui ne le cède en rien à celle du Macropode de la Chine.

Cuvier supposait que les cellules pharyngiennes observées dans les poissons de cette famille étaient destinées à emmagasiner de l'eau qui, tombant goutte à goutte sur les branchies, entretenait ces dernières dans un état d'humidité favorable à l'oxygénation du sang qui arrivait du cœur. J'ai pu démontrer que ces poissons, sortis de l'eau, ne vivent pas plus longtemps que les carpes et les tanches de nos pays, et que les cellules en question sont des réservoirs d'air que l'animal vient fréquemment renouveler à la surface pour entretenir sa respiration dans un milieu qui lui est souvent impropre. (Voy. Comptes rendus de l'Académie, 16 février 1874.)

Quand l'oxygène de l'air confiné dans ces réservoirs est absorbé, le Macropode expulse par ses ouïes la bulle ancienne et en saisit immédiatement une autre à la surface; le Gourami et l'Anabas rejettent par la bouche cette même bulle d'air avant d'en prendre une autre; le Colise arc-en-ciel expulse l'ancienne bulle tantôt par la bouche et tantôt par les ouïes.

Ainsi il est bien démontré aujourd'hui que tous les poissons pharyngiens labyrinthiformes peuvent puiser l'air nécessaire à leur respiration dans le milieu ambiant, ou bien s'en procurer en dehors de l'eau.

Ce fait a la plus grande importance relativement à la facilité du transport de ces animaux. En effet, pour les faire voyager, il suffit de les enfermer dans un récipient à large surface rempli d'eau aux deux tiers sans qu'il soit nécessaire de la renouveler. C'est la connaissance de cette particularité qui nous a permis de faire voyager avec succès, dans la même eau, pendant plus de cinq semaines et en traversant les régions tro

picales, des poissons qui, s'ils n'avaient pas eu cette organisation, n'auraient jamais pu nous parvenir. Quarante-quatre Gouramis me sont arrivés à Paris dans la même eau (celle du Gange); deux seulement étaient morts.

Mais, me dira-t-on, comment se fait-il que parmi les nombreuses tentatives qui ont été faites depuis un siècle pour introduire le Gourami en France aucune n'ait donné de résultats satisfaisants? La raison m'en paraît des plus simples les importateurs, croyant bien faire, remplissaient sans doute complétement d'eau les vases qui devaient servir au transport; peut-être aussi qu'une toile ou une cloison tendue à la surface du liquide venait empêcher l'ascension du poisson qui s'élance parfois à plus de 25 centimètres au-dessus de la surface; ou bien encore un renouvellement trop fréquent de l'eau et une trop grande différence de température entre l'eau fraîche et l'ancienne causait la mort d'animaux placés si brusquement en dehors de leurs conditions normales d'existence.

Ce mode de respiration sera, je crois, un obstacle insurmontable à l'acclimatation du Gourami dans les eaux susceptibles de congélation.

En 1873, deux premiers envois de ces poissons me furent faits de l'Inde par M. Paul Carbonnier; les individus expédiés étant de trop grande dimension périrent tous dans la traversée de la mer Rouge.

Le 11 décembre de la même année, M. le docteur Danion, médecin de l'un des paquebots des Messageries, m'apportait dix-sept poissons bien vivants qui lui avaient été confiés par mon parent. Je vous les présentai dans la séance du lendemain 12, sans les dénommer, voulant m'assurer à l'avance que je possédais bien effectivement des Gouramis.

M. Autard de Bragard, qui quelques mois avant cette époque avait rapporté de l'ile Maurice plusieurs sujets de cette espèce, qui furent déposés au Muséum, reconnut de suite les miens pour être de jeunes Gouramis. Des dessins que M. Mesnel avait faits de ce poisson dans le Magasin Pittoresque, dans la Chasse illustrée et dans l'ouvrage de M. Millet, les Merveilles des fleuves et des ruisseaux, me confirmèrent dans

mes soupçons, que de nouvelles et nombreuses affirmations changèrent en certitude, et, à votre séance suivante, 22 décembre 1873, j'eus le plaisir de vous annoncer que nous possédions à Paris dix-sept Gouramis vivants.

Dès lors, je mis tout en œuvre pour me faire faire de nouveaux envois. Notre illustre Président, M. Drouyn de Lhuys, obtint pour moi, de la compagnie Paris-Lyon-Méditerranée, la faculté de faire voyager par les trains rapides tous les récipients qui m'étaient destinés; et, grâce au concours de nombreux mécaniciens des Messageries maritimes, auxquels la Société d'acclimatation a décerné la juste récompense de leurs dévoués efforts, cent onze Gouramis vivants étaient à Paris en 1874.

Maintenant, Messieurs, à moi incombait la tâche difficile de faire vivre ces poissons sous notre climat relativement froid, et de les faire procréer. Cette partie de mon travail sera, j'espère, moins aride. Si j'ai mis trois années d'application infatigable à l'étude et à l'élevage de cette espèce, j'en ai été largement récompensé d'abord par sa possession définitive, et ensuite par les découvertes scientifiques qu'elle m'a permis de faire.

Dès le printemps de 1874, je remarquai que la forme de mes poissons se modifiait; le corps s'allongeait un peu et prenait en même temps de la hauteur; la tête qui jusqu'alors se terminait en pointe devenait obtuse; les lèvres, chez le mâle surtout, se tuméfiaient d'une façon anormale. Certains sujets étaient devenus presque complétement discoïdes. Enfin, sous le rapport de la coloration, ces poissons étaient tout autres. que dans leur jeune âge; je ne pensais pas que le Gourami, appelé à prendre un certain développement, pût être déjà apte à se reproduire. Mais après avoir lu le mémoire de M. le baron de Roujoux, inséré dans votre Bulletin d'août 1861, où il est dit que le Gourami peut se reproduire tout en étant de très-faible dimension, qu'à la Guadeloupe il n'a produit qu'une race dégénérée dont la taille est devenue de plus en plus petite, la pensée d'une reproduction possible me vint, et je fis des tentatives dans ce but, me promettant en cas de

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